No bricks in this wall [H02-42]

L'être humain s'habitue à tout très vite. 247 avait déjà pu le constater, mais il en faisait de nouveau l'expérience avec la Ruche. Oh, il ne se souvenait pas exactement des autres moments où il avait eu cette réflexion, "on s'habitue à tout", mais il avait l'intime conviction qu'il n'y avait rien de nouveau à cette réalisation. Elle était là, comme un meuble auquel on ne faisait plus attention.

Il avait bien conscience d'avoir été plus rapide que la moyenne à "faire avec": il y avait nombre d'autres petites abeilles qui avaient toujours du mal à faire la paix avec ce qui était leur nouvelle réalité. 247 les comprenait, même s'il n'était pas dans le même état d'esprit. À vrai dire, qu'il ait aussi bien pris la chose l'avait un peu troublé, mais ça aussi, il s'y était habitué.

Une chose résistait à l'usure de l'habitude, pourtant. Alors qu'il était en train de courir sur un des tapis roulants pour dépenser toute l'énergie qu'il avait en trop (et aussi à réfléchir à ce qui était possible de faire pour réparer les machines à bouffe, parce que le steak frites au réveil, c'était moyen), il laissa son regard flâner sur les murs de la Ruche. Ces satanés murs blancs. Au bout d'un moment, pris de lassitude et surtout mû par une grande vague de curiosité, il alla inspecter le mur de plus près. Il s'y colla, cherchant une porte secrète, tapotant pour tester voir si ça sonnait creux. Peut-être, après tout, il n'y connaissait rien.

Il longea comme ça deux ou trois mètres de mur, le rasant et le collant, étendant ses bras pour chercher une faille en hauteur. Il n'était pas difficile d'imaginer qu'il avait complètement craqué et que le mur était son nouveau meilleur ami... Et ce serait même pas la chose la plus bizarre qui se soit passée ici.

Loin d'être gêné quand il entendit une voix derrière lui, 247 resta contre le mur, cherchant encore une rainure ou un signe qu'il y avait quelque chose derrière. Peut-être une porte cachée ? Ce ne serait pas étonnant, après tout, ils devaient bien arriver de quelque part... Alors oui, il passait pour un fétichiste des murs, mais ce n'était pas bien grave, si ? Sans se retourner, 247 répondit à l'homme derrière lui.

— Je suis sûr qu'il y a quelque chose derrière. C'est pas possible autrement, sinon comment est-ce qu'on arrive dans la Ruche ? On doit bien passer par quelque part, on est transportés, non ?

Alors oui, il avait un peu oublié la présence d'un ascenseur, mais c'était du détail. Rien n'indiquait que la cage allait plus haut que le balcon ou plus bas que la salle commune, après tout. C'était peut-être même un leurre pour leur faire croire que leur salut était de ce côté, alors que pas du tout !

— Mais sinon oui tout va bien !

247 se retourna enfin pour regarder l'homme qui était venu rejoindre sa petite enquête. Il était grand et séduisant, ce qui leur faisait déjà un point commun. 247 lui sourit doucement, remarquant seulement à ce moment qu'il était chemise ouverte.

— Ah, pardonnez ma tenue. Si seulement on avait des t-shirts hein, on n'en viendrait pas à ce genre d'extrémités. Ou alors on est censé utiliser ces machines de l'enfer en étant nus ?

Il désignait les tapis roulants avec une pointe de mépris, comme si, dans une autre vie, il n'avait eu aucun attrait pour le sport. Ou alors, seulement pour le sport en salle, celui qui n'avait rien à voir avec le fait de sentir la terre sous ses pieds, et de regarder le paysage se dérouler avec lenteur devant soi. Les montées et les descentes vertigineuses... Un paysage s'imposa soudain à lui, étranger et familier à la fois. Un alignement de maisons construites à flanc de colline. Cela pourrait être n'importe quelle ville un tant soit peu vallonnée mais il y avait quelque chose de spécial à propos de celle-ci, une atmosphère unique. 247 mit cet embryon de souvenir de côté, préférant pour le moment se concentrer sur le présent.

— Vous n'aimez pas courir sur un tapis ? C'est une sensation très spéciale de s'épuiser pour ne pas bouger d'un iota, et à chaque pas se sentir un peu plus comme un hamster dans une cage. Quitte à être un hamster, j'aurais aussi aimé pouvoir manger à volonté...

Il soupira. Il savait qu'il n'avait pas le temps de déprimer ici. Il y avait sûrement quelque chose à faire, et 247 n'était pas du genre à être passif. Enfin pas dans cette situation.

— Il n'y a pas d'heure pour les douches, j'espère ?

Ok maintenant ils étaient deux à taper sur des murs, ils avaient l'air fin. Peu importait pour 247 qui prenait son enquête très au sérieux. Dommage pour lui qu'elle n'aille nulle part, et qu'il soit juste assez intelligent pour le savoir. Il se tourna vers l'homme pour apercevoir d'un peu plus près ses yeux bleu profond. Ouais, il était carrément le haut du panier, un bon 9 sur 10. 247 est loin d'être une vierge effarouchée et ne laisse pas intimider par le joli minois de l'inconnu. Il reste calme, avec son humour qui valait... ce qu'il valait, et fit une plaisanterie à propos de faire du sport nu. Hé, c'était pas une mauvaise idée, et c'était pas contre le règlement, enfin pas qu'il sache.

— Oh je suis sûr que ça te dérangerait pas que je coure à poil, avoue !

C'était une provocation, oui, 247 assumait. Et pour le tutoiement, il était venu naturellement en réponse à celui du beau brun ténébreux. Ce dernier lui dit maintenant de courir sur le balcon, mais hé, il était pas stupide le 247, il avait bien vu les fissures.

— J'évite d'y passer trop de temps, tu sais. Avec les craquelures là, ça me dit qui vaille et j'ai pas envie que mon corps pourtant leste, léger et gracile ne précipite la destruction d'un si bel ouvrage.

Qu'est-ce qu'il pouvait parler, soudainement. Peut-être que finalement, être tout près du brun changeait quelque chose à son comportement, de façon imperceptible ? Tiens, maintenant qu'il y pensait, il ne savait même pas s'il était hétéro ou... Il fronça les sourcils, mais chassa cette pensée en parlant plutôt de douche. Parce que oui, il en avait bien besoin. On lui répondit avec une douce honnêteté et un chiffre qui faisait office d'identité dans cet endroit étrange.

— Oh t'inquiète pas, 42. Vivement qu'on retrouve nos prénoms, n'empêche... Je peux t'appeler Brad ou Todd, t'as une tronche à t'appeler comme ça. Et pour l'odeur, ouais, je sais que je pue. C'est la suite logique. J'irai me doucher après, sauf si tu veux me suivre.

Oh et puis merde, la question était trop pressante d'un coup, surtout vu ses propres réactions et surtout, ses propres réflexes.

— D'ailleurs, tu sais toi si t'es hétéro ou pas ? Parce que moi j'avoue que c'est un sacré bordel là haut, mais vu les images qui défilent là dans ma tête, ce serait gonflé de ma part de prétendre que je suis pas AU MOINS bi.

Il s'arrête un instant de parler, pour le bien sûrement des oreilles de 42, avant de reprendre le plus sérieusement du monde :

— Mais du coup, ça exclut la possibilité qu'on nous ai foutu dans cette Ruche pour nous reproduire. Parce que ça servirait à quoi d'y ajouter des homos ? Y a des homos ici déjà ?

L'inverse pouvait aussi être vrai : un placard loin d'être métaphorique et grandeur nature pour les étudier ou les punir ? Le cerveau de 247 va beaucoup trop vite pour son bien et celui des autres, et il reste un moment sans rien dire, histoire de ne pas passer pour le dernier des connards à ne pas laisser 42 en placer une.

La réplique avait fusé avec un naturel déconcertant. 247 rit doucement en secouant la tête : non il n'avait besoin de personne pour se laver, ça allait.

— J'ai de grands bras, je peux faire ça tout seul.

Et puis il repartit dans ses tirades sans fin, réfléchissant à haute voix plutôt que parlant à 42, qui semble s'en être un peu agacé. Assez du moins pour le lui faire remarquer, tout en proposant une explication bien trop simpliste à leur présence ici. Du divertissement ? Genre téléréalité ? Nan, ce serait débile. Qui voudrait regarder une bande de loosers amnésiques dans un bunker aseptisé ? Remarque, maintenant qu'il se posait la question...

247 n'eut pas le loisir de répondre car 42 revenait à la charge en insistant sur le fait qu'il puait la mort. Incrédule, 247 leva un bras et renifla, avant de faire la moue.

— Ouais t'as pas tort.

Par contre c'était quoi ces histoires d'attacher serré là ? 247 le regarda d'un air étrange, comme s'il ne le reconnaissait pas, mais en même temps, il ne le connaissait pas, non ? Tout venait se mélanger là-haut, plus rien n'avait de sens.

— Donc si j'ai bien suivi, ton kiff c'est d'attacher les gens ? Parce que je crois que tu vas être malheureux ici, j'ai pas vu de cordes. Heureusement d'ailleurs, j'ose pas imaginer le taux de suicide.

Lui ça ne lui serait jamais passé par la tête, mais il pouvait comprendre qu'on ait envie de s'échapper d'un endroit pareil, d'une manière ou d'une autre. Bon, du coup, il avait plombé l'ambiance là. Il se décolla du mur, s'écarta un peu de 42 et écarta les bras, un peu comme s'il se prenait pour le Christ Rédempteur de Rio. En plus sexy et avec la chemise ouverte.

— Si t'as envie d'en profiter, j'suis dans le logement 1-C.

Il s'arrêta soudain, comme si une pensée venait de lui apparaître à l'esprit.

— Dis, simple curiosité mais tu crois que c'est contre les règles de faire des saloperies dans l'espace commun ? Pas que ce soit mon kink, même si j'ai bien l'impression d'être absolument pas pudique.

Hé, c'était une question comme une autre, après tout !

Un criminel ? 247 ne savait pas vraiment de quoi 42 parlait, ou alors c'était lui qui avait loupé un épisode. C'était possible aussi, en tout cas ça ne l'aurait pas étonné. Il ne se souvenait pas de sa vie avant la Ruche, mais il connaissait son caractère et être régulièrement paumé sans pour autant s'en soucier en faisait partie. Il haussa les épaules, laissant 42 à ses cordes. Vraiment, il se demandait comment son cerveau avait pensé à ça en premier...

En tout cas, il prenait note de son odeur corporelle insoutenable, et s'en alla se doucher, non sans mentionner son logement. C'était une boutade, une plaisanterie plus qu'autre chose, un peu comme cette question concernant le fait de s'envoyer en l'air dans les parties communes. Il n'avait pas spécialement envie de se forcer à faire des trucs juste pour tester le règlement, même si sa curiosité restait vive. Mais non, il serait incapable ne serait-ce que de tripoter quelqu'un en public. Il essayait d'y songer, mais un gros panneau fluo venait lui dire que c'était pas son truc.

C'était toujours un plaisir de se plonger sous une douche bien chaude, et 247 n'attendit pas pour y disparaître, quitte à laisser ses vêtements un peu partout. Il les rangerait plus tard, tant pis. Il songeait à ce qu'il ferait ensuite, à quel endroit enquêter... Il devrait sûrement consigner ses découvertes dans un carnet, il en avait vu dans l'espace créatif. Prendre des notes n'avait jamais été son fort, mais là il avait pas vraiment le choix.

Il sortit violemment de ses pensées en entendant une voix dans son dos. C'était 42 parce que, qui d'autre ? Et puis il l'avait invité, quand même, il n'allait pas jouer les étonnés maintenant. Mais ce qui troublait le plus 247 c'est qu'il n'était pas si troublé que ça, pas autant qu'il le devrait. Toute cette scène lui semblait presque... naturelle.

— J'ai de grands bras je te dis. Je pensais pas que tu monterais vraiment... Tu t'ennuies à ce point-là ?

C'était une tentative désespérée de décaler le focus sur 42 et pas sur l'invitation scandaleuse de 247, et ce dernier en avait bien conscience. Oh et puis quitte à être à poil pour discuter, il s'était tourné vers l'homme. Le demi-mur de verre dépoli cachait déjà pas grand-chose, autant y aller à fond, non ?

— Après je dis pas non, mais on se connait pas. Même si j'ai un peu l'impression du contraire... Peu importe qui on était avant, 247 vient de rencontrer 42. Alors ok je suis à poil devant toi et tu es dans ma salle de bains, mais de là à jouer au docteur alors qu'on vient à peine de s'échanger nos matricules, c'est un peu rapide comme escalade, non ? Je sais pas... Sûrement un reste du dehors.

De nouveau, il haussa les épaules, nonchalant. Cet endroit était si étrange, si hors du temps... Qui pourrait bien les juger, après tout, à part eux-mêmes ?

Ouais bon, il n'avait pas tort le 42, 247 l'avait bien invité après tout, alors il ne devrait pas s'étonner de le voir là. Dans le fond, ça ne gênait même pas 247 autant que ça devrait, alors il n'y avait pas de mal, non ? Après tout, ils n'étaient pas obligés d'aller plus loin, comme on le faisait d'ailleurs remarquer.

— Parce que c'est se montrer serviable de simplement rester là à regarder ? Pendant que je fais tout le boulot ?

Il allait finir par accepter de se faire frotter le dos, si ça continuait, parce qu'il fallait bien avouer que 42 était beau à se damner. Mais une nouvelle diversion fit irruption dans la conversation, et 247 se jeta dessus. Manquait plus que de passer pour un mec facile en écartant les cuisses face au premier venu, tiens.

— Tu marques un point... Peut-être que c'est une expérience sociologique pour savoir comment on se comporterait avec seulement des activités de 'surface' : on peut faire du sport ou peindre, mais à quoi bon ? C'était comme si tout était dénué d'intérêt ici... Je crois que le cerveau qui a pensé la Ruche a essayé de comprendre la psyché humaine, en vain. Ça ne fait que gratter la surface. Et encore, je dis ça mais je suis pas là depuis longtemps.

Toujours sous l'eau chaude, 247 s'était totalement tourné vers 42, laissant le jet lui frapper l'épaule. Il n'aimait pas spécialement l'odeur du savon ici mais avait-il le choix ? Il soupira et laissa ses bras retomber le long de son corps.

— Parce que tout le monde sait ce que les humains font quand ils s'ennuient, non ?

Il n'en dit pas plus, et après s'être une dernière fois plongé sous le jet d'eau, 247 sortit de la douche sans même essayer de se cacher. Il ignorait pourquoi, mais il n'en sentait pas le besoin. Face à 42, être dans le plus simple appareil lui semblait naturel. Voire, agréable.

— Si tu t'ennuies, je pense qu'on peut jouer. Le "cerveau" derrière la Ruche n'a peut-être qu'une compréhension limitée de ce qu'un être humain a besoin, mais il a quand même pensé aux capotes. C'est dire.

Il se demanda soudain s'il y avait des IST dans la Ruche, ou si c'était juste à but contraceptif, auquel cas, il n'en aurait sûrement jamais besoin. Mais dans ce cas-là, est-ce que le "cerveau" avait pensé au lubrifiant ?

— Tu crois qu'il y a du lube quelque part ?

Impossible de rester à ne rien faire en mangeant, se disait 247, car tout était rationné. Les règles entourant le rituel des repas étaient parmi les plus chiantes, signe que le cerveau derrière la Ruche n'avait qu'une conception utilitariste de la nourriture. Et donc, aucune réelle compréhension de comment fonctionnait un être humain, finalement.

Mais ce n'était pas ce qui agaçait le plus 247, c'était bien le fait que 42 faisait exprès de ne pas comprendre. Déjà que 247 avait à moitié honte d'avoir aussi chaud en présence de quelqu'un d'autre, tout en étant absolument pas gêné qu'on le voit nu... Toute cette scène semblait familière, excepté pour 42 qui répondait au minimum malgré ses attentions. Se faire frictionner n'était pas désagréable, et ce fut même suffisant pour que 247 ferme un peu son clapet. Jusqu'à ce que 42 n'évoque l'huile d'olive. Là, 247 arqua un sourcil en souriant :

— Tu crois qu'on a le droit d'en stocker ? En plus je crois que c'est soit la capote, soit l'huile parce que foutre du gras sur une capote c'est quand même assez con.

42 s'éloigna, laissant 247 se sécher par lui-même, chose qu'il fit silencieusement. Il passa rapidement la serviette dans ses cheveux qui devenaient dangereusement longs et et finit par la nouer autour de sa taille. Pour ce que ça changeait maintenant...

Il observa l'homme qui s'était arrêté devant le miroir, soutenant son regard au travers de l'objet. 247 s'approcha lentement, se tenant en retrait à quelques centimètres de lui, sans le toucher, mais d'assez près pour ne pas pouvoir être ignoré.

— Je pense qu'ils n'ont rien compris à comment un cerveau humain fonctionne.

Et à cet exact instant, 247 ne savait pas non plus comment le sien marchait. Pourquoi il n'était pas plus troublé que ça d'être aussi près de 42, en aussi petite tenue. Pas qu'il soit totalement indifférent, ce n'était pas ça mais il n'y avait pas de tension. C'était normal. Il planta son regard bleu et torve dans celui d'un autre bleu de 42... Bleu, et marron. Un frisson remonta son échine, une sensation de bien-être et de déjà vu. Il avait envie de lui.

Il pourrait lui dire que les corps ont de la mémoire, lui broder un joli bullshit tout en expliquant cette tenace impression de familiarité, supposer qu'ils s'étaient connu dans une autre vie, et de manière biblique. Il pourrait, mais les mots n'arrivaient pas à former une phrase acceptable. Le tamis de ses pensées semblait brisé, bouché, jusqu'à ce que s'échappe cette phrase, sans même qu'il ne le réalise immédiatement :

— Si tu veux toucher, tu peux.

Parce que juste regarder, ça allait bien deux secondes.

Bon, apparemment, on avait le droit de stocker l'huile d'olive... Bien bien. 247 avait l'impression que c'était du vécu, vu comment 42 en parlait, mais il ne poussa pas l'interrogatoire dans cette direction. Il savait qu'il parlait beaucoup, mais la situation était déjà bien trop surréaliste pour qu'il ose en rajouter. Il marquait sûrement un point en disant qu'il y avait des choses que le "cerveau" avait choisi d'ignorer : c'était une possibilité que 247 n'avait jusque là pas envisagée, mais qui était plausible. Il hocha la tête doucement, s'avançant bien plus près de 42.

Trop près. Assez pour lancer une dernière perche désespérée. Il en avait envie, il devait se rendre à l'évidence. 42 était sexy, il avait un magnifique sourire, des yeux dans lesquels 247 pourraient se perdre des heures, une voix qui l'atteignait directement au cœur. Il avait désespérément envie que cette main se pose enfin sur son torse, qu'elle franchisse cette frontière qu'il n'arrivait pas à traverser, figé qu'il était dans un état de fascination paralysante. Il essuya une goutte récalcitrante que 247 n'avait même pas sentie jusque là : la peau frissonna sous le contact, cachant un cœur qui tambourinait furieusement.

Les mots, à la fois durs et narquois, le frappèrent en plein visage. Il est venu pour regarder, c'est tout, et il le laissera en plan à n'en pas douter. 247 s'apprêtait à le voir partir et ignorait pourquoi l'idée lui faisait aussi mal, pourquoi l'ambiance avait changé à ce point et ce que ça voulait vraiment dire. Pourquoi il ressentait presque le besoin d'avoir cet homme près de lui, sa peau contre la sienne. Il valait peut-être mieux qu'il s'en aille oui, qu'ils ne s'engagent pas dans quelque chose qui serait trop sérieux et trop profond. Ce n'était pas ce que 247 avait eu en tête en lançant ses plaisanteries : il n'avait même jamais cru que 42 le suivrait. C'était une blague, une immense blague et désormais, une mauvaise blague. 247 ne riait plus, et cela lui coûtait de l'admettre, mais il avait l'impression de jouer sa vie.

Alors que 42 s'en aille, de suite, qu'il quitte cette pièce sans oser le toucher et qu'ils ne s'approchent plus à moins d'un mètre l'un de l'autre, si seulement ça pouvait empêcher cette réaction en chaîne de partir en exponentielle dans le dramatique. Si 42 s'en allait, 247 s'en remettrait. Il préférait ne pas y goûter du tout, préférait garder ces images qui défilaient dans sa tête à l'idée de fantasme, et essayer de préserver les apparences. On regrette moins les choses auxquelles on n'a pas touché.

Mais 42 se rapprocha et l'embrassa. Le toucher de ses lèvres lui faisait oublier la Ruche, le ramener chez lui, et peu importait où était ce 'chez lui'. Tout contre 42, il était à la maison, en sécurité, loin du monde absurde et aseptisé de la Ruche. Il n'était plus seulement un chiffre, il était de nouveau quelqu'un, avec une vie, un nom, des souvenirs et il était aimé. Plus qu'une réminiscence, c'était un cocktail de sensations pures et indéfinissables. Sans qu'il s'en rende compte, il avait levé ses mains jusqu'au visage de... de... Il avait son prénom au bord des lèvres. Ses doigts caressèrent ses joues, doucement, et c'est avec tout autant de douceur qu'il laissa partir... qu'il le laissa partir quand il fit volte-face et quitta l'endroit. Il fuyait, finalement.

Seul dans sa salle de bains, 247 se demandait pourquoi l'homme n'avait pas fui tout de suite. Pourquoi il l'avait embrassé et surtout, pourquoi avec autant de... profondeur. C'était trop réel. Tout était trop réel, et hagard, 247 alla s'asseoir sur le rebord de son lit, son regard bleu perdu dans le vague, torve, son index et son majeur courant sur ses lèvres. Ces dernières étaient rouges, endolories, mais elles en voulaient plus. Elles en avaient besoin. Elles en avaient eu trop, ou pas assez pourtant 247 planifiait déjà ses stratégies d'évitement de 42. Parce que le croiser après une telle humiliation allait être putain de douloureux.

Il se laissa tomber en arrière sur le lit, son avant-bras sur le visage. Il avait dû mal s'essuyer les cheveux, parce qu'une goutte perla sur sa joue.