Buffet à volonté - ft. F01-003

023 alla récupérer son plateau. Celui-ci était couvert de légumes variés en grandes quantités avec un peu de viande et de féculents mais en quantité bien moindre.  Clairement, un régime alimentaire qui devait avoir pour but de lui permettre de garder la ligne. Ayant pu constater qu’elle n’était clairement pas sportive, elle ignorait le but d’un tel procédé. Était-ce une reproduction de son ancien régime alimentaire ou une volonté du lieu de lui imposer une hygiène de vie impeccable, voir de lui faire perdre un kilo ou deux ? En tout cas, là tout de suite, elle aurait tout donné pour une énorme assiette de fromage et de charcuterie et sa ratatouille ne lui disait rien du tout.

Dépitée, elle alla s’asseoir à une table sans réfléchir : de toute façon, elle ne reconnaissait absolument personne. Face à elle, une jolie rousse était déjà en train de manger. 023 ne put qu’envier sa longue chevelure bouclée, elle-même avait des cheveux lisses bien plus tristes et coupés courts en plus. Elle la salua :

- Bonjour, je suis 023. J’espère que cela ne vous dérange pas si je m’installe ici.

Elle n’attendit pas de réponse avant de s’asseoir. Elle était plutôt de mauvaise humeur et sur le moment, n’avait pas particulièrement envie de faire la conversation. Elle changea rapidement d’avis.  Agacée par une diète qui durait déjà depuis plusieurs jours, elle était d’humeur plutôt malicieuse. Elle sourit à la jeune femme en face d’elle et lui dit :

- Je sais que ça sort un peu de nulle part mais j’ai une proposition à vous faire.

Toujours dans l’optique que tout ceci n’était qu’une expérience menée dans le cadre d’un projet d’étude. Elle se demandait depuis un moment déjà si « ils » n’attendaient justement pas de voir quand les occupants se mettraient à enfreindre les règles. Quand est-ce que ceux-ci allaient cesser d’obéir sans aucune autre raison que d’en avoir reçu l’ordre ?

Au début, elle avait sagement obéi et n’avait pas osé s’écarter du chemin balisé, laissant à d’autres cette opportunité. Aujourd’hui, c’était différent, elle était arrivée depuis une dizaine de jours et elle en avait marre d’attendre gentiment que la situation se développe.

- Ça vous dit d’échanger nos plateaux ? La règle dit qu’on ne doit pas mais finalement, a-t-elle vraiment de l’importance ? N’êtes-vous pas curieuse de voir comment « ils » comptent faire respecter celles-ci ? Ça pourrait être amusant et puis, quelle meilleure façon de se connaître que de manger le plateau imposé d’un autre ?

Elle était maintenant franchement sarcastique et avait dit cela avec un grand sourire, sa bonne humeur repointant le bout de son nez.

Elle était perplexe.

Non vraiment. Elle s'était réveillée la veille et ne comprenait pas grand chose à ce qu'elle faisait ici. A ce qu'était cet endroit avec ses règles multiples. Au trou immense dans sa mémoire sur tout ce qui la touchait de près et à ses connaissances du monde en général qui étaient restées intactes. Elle était vaguement consciente que ne pas être en train de paniquer était peut-être étrange mais elle n'avait jamais été de celles qui paniquait facilement. Du moins elle n'en avait pas l'impression.

Et elle était actuellement plus perplexe que paniquée. Un peu dégoûtée aussi d'ailleurs. C'était quoi tous ces champignons ? Les haricots elle critiquait pas, pas plus que les pommes de terre ou les carottes et la viande avait l'air bonne mais les champignons ? Yeurk. Et puis la quantité était... Elle n'était pas stupide, elle savait qu'elle était peut-être un peu trop fine vu la taille de ses poignets mais de là à lui servir tout ça... Elle n'était pas sûre de pouvoir tout manger honnêtement.

Occupée à trier patiemment et en faisant attention à ne pas trop contaminer sa fourchette avec les champignons, elle fit tout d'abord pas attention à la fille qui s'installa en face d'elle. Elle lui accorda un coup d'oeil et un sourire fugace quand elle lui parla et retourna à son occupation sans prendre la peine de répondre. La femme s'était déjà installée de toute façon.

Elle avait un morceau de viande -un peu moins justeuse qu'elle n'en avait l'air, c'était décevant- dans la bouche quand la fille -femme ?- en face d'elle reprit la parole. Pour lui faire une proposition. Qui l'intéressa grandement. Notamment parce que le plateau de son interlocutrice était moins rempli que le sien. Accessoirement pour observer la réaction de leurs hypothétiques gardiens à l'infraction d'une règle mineure. Ca n'aurait peut-être pas dû être la première chose à faire durant son séjour ici mais... eh bien, il fallait bien commencer par quelque chose et son assiette était vraiment trop remplie.

Elle se contenta de sourire à l'effort que fit la femme pour la convaincre de sa bonne idée -qu'elle soit véritablement bonne était d'ailleurs toujours à débattre- et posa son menton dans le creux de sa main, son coude sur la table.

-Ouais, pourquoi pas. Ils se sont lâchés sur les quantités, je finirais jamais tout ça de toute façon. Hop, tiens.

Elle fit glisser son plateau vers la femme (celle-ci s'était présentée d'ailleurs, non ? Une suite de chiffres, elle n'avait pas été très attentive mais elle était quasiment sûre qu'il y avait un 3... oh, tant pis. Elle n'était pas bonne avec les chiffres de toute façon), s'attendant à moitié à voir des soldats débarquer dans l'espace commun pour les arrêter avec une musique dramatique en fond sonore. Ce serait approprié vu la situation, non ?

- Je suis, hm...

Elle fronça les sourcils, tentant de se souvenir de la suite de chiffres qui constituait son actuelle dénomination. Il y avait un 1... un 0 ? Elle marmonna un peu, tentant de se souvenir de la combinaison exacte avant d'hausser les épaules. Oh, puis merde.

-J'ai oublié, pas grave. T'es là depuis longtemps ?

Autant faire connaissance si elles enfreignaient les règles. Elle était tout de même curieuse de savoir s'il y aurait vraiment une sanction ou si c'était juste des paroles en l'air... ou des mots sur mur ? Bref, elle était curieuse. Si les conséquences n'étaient pas trop graves, elle pourrait peut-être continuer ce genre de chose ? Voir jusqu'où aller. Ca l'occuperait.

La jeune femme en face d'elle accepta l’échange. 023 était ravie, elle n'y avait pas trop cru et l'acceptation de sa compagne du moment entretenait la petite flamme de rébellion qui était née à l’arrivée de son plateau. Elle ne savait pas si c’était un train qu'elle avait déjà dans on passé mais elle persuadée que oui tant c’était viscéral : la nourriture était un plaisir et on ne plaisantait pas avec les repas. Ceux rythmaient joyeusement la journée et elle comptait bien en profiter. La faim la rendait en plus acariâtre.

- Super ! Ravie de voir que l’idée vous plaît.

023 attrapa le plateau et la viande bien juteuse lui fit envie. Avec un peu de chance, elle serait même saignante ce qui l’a rendrait encore meilleure, pas comme le morceau tout sec de dinde. Elle aimait les haricots verts et les champignons, bref, c’était un peu la fête. Cela ne valait pas une bonne tartiflette mais au regard des jours précédents, cela restait une nette amélioration.

Elle fit également pivoter et avancer son plateau vers… aucune d'entre elles ne le savait. En même temps, cela lui avait pris du temps pour s'identifier à un numéro. Au début, elle avait pensé ne jamais y arriver. Voilà, c’était fait, elles avaient échangé leurs plateaux. Pour l'instant rien. Normal, ce qui est interdit, c’est plutôt de manger le repas de l'autre, pas de le regarder (encore heureux pour l'ambiance des repas !). Sans toucher à son plateau, 023 répondit en passant au tutoiement :

- Longtemps ? Cela dépend de la date de la première arrivée je suppose et je ne la connais pas. Je suis là depuis 10 jours selon l'extinction des feux et les heures affichées. Par contre, rien ne dit qu'ils n'ont pas bousculé les horaires en trafiquant les horloges.

Comme pour les poules qui avaient des cycles jours/nuit plus rapides pour accélérer le rendement. Enfin, avec un peu de chance, elle se trompait : toujours pas d'œuf à l'horizon, c’était bon signe. Si on leur coupait trop les journées, ils auraient trop de difficultés à trouver le sommeil. Au pire, leurs journées étaient allongées de quelques heures…

- Et toi ? Depuis combien de temps es-tu là ? Tu as pu apprendre des choses intéressantes sur notre présence ici ?

023 jetait des coups d'œil réguliers à son plateau. Il allait bien falloir se lancer à un moment où à un autre. Plutôt rapidement si possible avant que sa colère ne s’estompe totalement et qu'elle retombe dans la sécurité rassurante des règles.

Elle prit donc sa fourchette et son couteau. Si elle n’avait droit qu’à une seule bouchée avant que tout n'explose, elle voulait de la viande. Elle s'en coupa donc un généreux morceau et se mit à le mastiquer, consciencieusement. Le stress montait doucement tandis qu'elle attendait les conséquences de cette « rébellion ».

L'échange se fit et... rien ne se passa. Elle se décrispa doucement, rassurée. Ce devait être normal, aucune d'elles n'avaient encore touché à a nourriture de l'autre. Elle réprima un frisson d'excitation. C'était excitant de faire quelque chose d'interdit. Un peu angoissant aussi, vu qu'elle ne savait pas quelle serait la sanction.

L'une comme l'autre regardait leur nouvelle assiette avec une certaine méfiance, comme si un serpent allait en jaillir pour leur mordre la main dès qu'elles se serviraient enfin. Elle se demanda une seconde si c'était possible avant d'écarter fermement cette hypothèse de son esprit. Non, la magie ça n'existait pas. Jusqu'à preuve du contraire. Et pour l'instant ça n'existait pas.

-10 jours…

Ca avait l'air d'être si loin 10 jours. Elle ne se souvenait même plus de qui elle était y'avait dix jours. Et puis comment on tenait dix jours dans un environnement aussi blanc, aussi dépouillé, sans devenir folle ? Elle-même commençait déjà à grincer des dents devant le blanc et elle était arrivée la veille. C'était limite si elle ne regardait pas ses cheveux régulièrement pour avoir un peu de couleur. Oh. Peut-être qu'elle pourrait dessiner dans sa chambre. Pour décorer. … Ou s'arranger pour avoir un tableau de chez les artistes. Faudrait qu'elle y réfléchisse. Elle écarta soigneusement cette idée dans la case 'idée à approfondir' à côté de quelques autres idées farfelues, songea à se trouver une feuille et un crayon pour commencer à noter un peu toutes ses idées et observations et revint à la conversation présente.

-Oh, j'suis arrivée hier. J'suis encore un peu perdue et je comprend pas grand-chose je t'avoue. A part que touute cette situation, fit-elle en encerclant l'espace avec sa fourchette, c'est la merde. Mais faut pas être devin pour comprendre ça.

Elle regarda son assiette, regarda la femme en face, hocha la tête en la voyant couper un morceau de viande et piqua un morceau de brocolis d'un geste déterminé. Finissons-en de ce suspense ! Si elles devaient finir assassinées pour avoir osé enfreindre la loi pseudo-divine ainsi soit-il ! -Non, elle n'était pas dramatique, quelle drôle d'idée.- Elle goba presque son légume et manqua de s'étouffer par la même occasion. Aïe, la précipitation, pas bon. C'était p't-être la sanction des gens-qui-aiment-trop-le-blanc : toi qui enfreins les règles, tu t'étoufferas avec un morceau de brocolis ! Ce serait con quand même. Heureusement, un verre d'eau régla le problème et elle laissa échapper un soupir, soulagée d'être vivante malgré tout. Son regard clair se redirigea vers son interlocutrice et elle haussa les sourcils.

-Alors, toujours vivante ? Pas empoisonnée ?

Si la femme s'effondrait devant elle maintenant, elle crierait à la mauvaise blague.

L’excitation était à son comble. Rien ne se passait mais c’était encore pire. Elle était dans une attente qu’un truc lui tombe dessus mais elle ne savait pas quand ni comment. Une boule de stress lui noua le ventre et elle se rappela comme elle aimait cette sensation, celle de prendre un risque et de sentir la montée d’adrénaline. 023 continua donc à manger, cette fois à un rythme plus soutenu, la viande était délicieuse et elle comptait bien la terminer le plus rapidement possible. De temps en temps, elle jetait des regards autour d’elle afin de voir si une « surprise » allait arriver d’un coin du réfectoire pour la punir.

003 était perdue et c’était bien normal. Elle-même en faisant le point s’était rendu compte qu’elle s’était presque habituée à cette situation. N’ayant pas d’autres repères que cet endroit et aucun souvenir, la peur avait fini par la place au dépit. Rien ne lui était arrivé de dangereux pour le moment, elle était toujours en vie et entière, c’était déjà une certaine source de satisfaction suffisante. L’humain s’adaptait décidément rapidement à un nouvel environnement…

- Tout le monde ici ne comprend rien. A chaque fois j’ai essayé de me renseigner auprès des gens quand j’en avais l’occasion mais tout ceux à qui j’ai parlé étaient comme nous. Pour ce qui est de la merde, j’en arrive au stade où je me dis que ça pourrait être sérieusement pire. Et toi ? Je sais que tu n’es pas là depuis longtemps mais tu as pu parler à des gens qui en savaient plus ?  

Oui, ils auraient pu être laissé dans leur crasse, être torturés, qu’on leur retire des organes ou des membres petits à petits. Ils auraient pu aussi ne plus avoir de nourriture et devoir s’entre-dévorer. 023 constata avec surprise qu’elle aurait mangé de l’humain sans aucun scrupule si nécessaire. Quelle belle découverte sur elle-même… Enfin, cette sécurité relative était sans compter leur petite escapade hors de l’ordre établi bien sûr…

023 avait maintenant bien entamé son repas et avait mangé presque la moitié de son assiette. Quand 003 commença à tousser en mangeant son brocoli, le stress remonta d’un cran. Est-ce que la nourriture était un poison pour tout autre personne que celle à laquelle elle était destinée (et si oui, elle voulait bien savoir comment c’était possible d’arriver à un tel résultat) ? Ou alors, « ils » avaient un contrôle direct sur chacun d’entre eux et 003 était condamnée à s’étouffer ? 023 n’eut pas le temps de penser à elle-même car la rousse prit un verre d’eau et se reprit.

- Ouh la frayeur que tu m’as faite !  

Elle riait maintenant nerveusement en sentant son cœur battre à toute vitesse mais c’était rassurant. Pas d’empoissonnement pour le moment.

- Non, je vais bien, je ne ressens rien de particulier. Peut-être que ces règles ont été inventées pour qu’on les rompe et qu’ils cherchent à savoir combien de temps cela va nous prendre ?