Premiers Contacts

Elle n’est plus là, et ce constat te glace. T’as fait la grasse matinée, comme à peu près tous les matins car avec les symptômes de ton sevrage, même si ça va beaucoup mieux, tu n’as toujours pas la foi à montrer ton visage à la face du Monde plus que nécessaire. Tu restes le plus souvent dans ta chambre, à écouter les bruits environnants. Et ce matin tu n’as pas entendu les petits pas de 509 dans le salon, ni entendu la douche coulée pendant plusieurs minutes. Alors au début t’as cru que c’était parce qu’elle s’était couchée tard la veille et qu’aujourd’hui elle voulait dormir un peu, ou quelque chose comme ça. Mais plus l’heure passait, et pourtant tu n’entendais toujours rien. Voyant l’heure du petit déjeuner sur le point de se terminer, t’as fini par aller toquer à la porte de sa chambre, pour, au final, voir un lit vide. Comme si elle n’avait pas dormi dedans. C’est les sourcils froncés que t’es donc partie à sa recherche.

Recherches qui, pour le moment, restent infructueuses. T’es restée de longues minutes sur le balcon, à observer les autres se mouvoir à l’étage du dessous. T’as cherché, non sans mal, la silhouette fluide de 509. En vain. Alors t’as fait du porte à porte, t’es rentrée dans presque tous les logements en questionnant à droite et à gauche s’ils n’ont pas vu ta camarade chambre. Mais c’est comme si elle avait tout bonnement disparue. Tu gardes l’espoir, au fond de toi, qu’elle soit simplement quelque part dans la Ruche, en train de lire un bouquin à l’abri des regards, ou quelque chose comme ça, mais plus le temps et plus t’en es sceptique. Jusqu’à présent les nouveaux arrivés continuaient d’affluer, et personne n’avait manqué à l’appel. Alors est-ce que c’est seulement possible ?

Au final, t’as fini par te recoucher avec la boule au ventre et l’appréhension au bord des lèvres. T’as pas beaucoup dormi cette nuit, à force de fixer le mur en face du tien reliant à la chambre de 509. Les portes des logements se sont fermées avec l’extinction des lumières, et avec le couvre-feu t’avais l’espoir que 509 arrive, comme chaque soir. Mais là encore toujours rien. Et c’est une infraction au règlement, ça. Alors tu veilles jusque tard dans la nuit, ruminant le fait qu’il est forcément arrivé quelque chose à 509. Jusqu’à ce que finalement le sommeil l’emporte et que ce soit les lumières des logements qui se rallument qui te réveillent. Tu restes de longues minutes apathique, avant que des bruits se dirigeant vers la salle de bain t’éveillent. 509 ? Tu te redresses au bord de ton lit, en éveil. Tu laisses s’écouler de longues minutes, le cœur au bord des lèvres, avant, finalement, de sortir de ta chambre et de te précipiter vers la salle de bain, « 509 ? que tu souffles à demi-mots. Mais le visage que tu croises n’est pas celui de ta colocataire, mais plutôt de celle d’une inconnue. T’es qui ? que tu demandes alors, la froideur de ton ton contrastant avec celui gorgé d’espoir de la fois d’avant. »

Non, clairement, ce n’est pas 509 qui est devant toi. Si 509 était petite et fluette, disons que la femme qui est là… Radicalement l’opposée ? Grande, rousse, bien plus en chaire… Bref. Le contraste est saisissant et tu mets plusieurs secondes à faire le deuil que non, c’est toujours pas 509. Mais où a-t-elle bien pu aller ? Plus les heures passent, et plus tes chances de la revoir s’amenuisent. Parce qu’elle aurait du dormir dans sa chambre, n’est-ce pas ? Et si, imaginons, elle aurait été emmenée provisoirement ailleurs, alors on lui aurait garder son lit ? Voir une nouvelle femme en face de toi qui se comporte exactement comme une nouvelle arrivée… Disons que ça y est faut que tu fasses ton deuil de 509, car après tout ça il est évident qu’il lui est arrivé quelque chose et qu’elle ne reviendra pas. Ou pas dans la même chambre que toi, en tout cas.

Ainsi donc, il est possible qu’on disparaisse de cet endroit, comme ça, un beau matin. Comme par magie. Aussi vite qu’on est apparut. Ça te laisse un constant glaçant qui t’hérisse le poil et qui te fait frémir. Finalement cet endroit n’est peut-être pas tant un sanctuaire de paix et de prospérité que ça, et la théorie sur laquelle il y a eu une fin du monde et vous êtes les derniers survivants prend soudainement la pente glissante. Parce que s’il fallait vous conserver à tout prix, pourquoi vous faire disparaître ? Impossible, pas logique. L’explication est donc ailleurs, dans une autre idée. Une expérience sociale visant à analyser vos réactions et comportements en zone inconnue, peut-être ?

Elle a l’air aimable, en tout cas. Et pas tellement bouleversée par son arrivé ici, aux vues des sourires qu’elle t’affiche. Avec ses joues rebondies et ses yeux pétillants, elle inspire confiance. Comme tu t’y attendais, elle te répond qu’elle ne sait pas qui elle est. Forcément. Pourquoi serait-elle différente de vous ? Elle enchaîne sur le fait qu’il faut que tu attendes, et fonces vers la salle de bain. Tu restes stoïque, les bras ballants, à attendre. L’eau qui coule du robinet, et la revoilà qui revient le visage ruisselant et l’air soulagé. Ça ne sera pas la même chose que 509, mais bon, aux premiers abords, elle a plutôt l’air cool. « Personne ne saura te le dire pour la simple et bonne raison que nous sommes tous aussi amnésiques les uns que les autres. La sentence qui coupe, qui claque dans l’air. Désolée de te décevoir newbie. On se réveille tous dans cet endroit étrange, un par un, sans aucun souvenir. Comme signe de reconnaissance on nous affuble d’un numéro, que t’as surement du entendre quand tu t’es réveillée, et c’est tout. Moi c’est F01-234, et toi ça doit être F01-une série de numéro. Un silence. Mais je préfère qu’on m’appelle M, ça fait moins mouton d'élevage. De nouveau un silence, un peu plus long, le temps qu’elle digère toutes les informations. T’as vu si t’avais des bijoux, des tatouages, des cicatrices ? Un geste de la main qui chasse l’air, Enfin n’importe quoi qui pourrait, peut-être, t’aider à te donner des indices sur qui tu es ? » Pour ta part ça ne t’a pas trop aidé. Enfin mise à part le fait que peut-être t’es croyante et que t’étais une junkie, le reste… Mais bon, ça sera peut-être différent pour elle ?

Elle est bizarre, ça c’est indéniable. Mais tu mets ça sur le compte de l’état de choc. Si elle vient de se réveiller alors elle doit être complètement perdue. Tu le vois bien, qu’elle est complètement immergée et qu’elle a la tête sous l’eau. Et c’est vrai que lui balancer de but en blanc toutes ces informations… Bah ça doit être la goutte qui fait déborder le vase. Tu te stoppes quand elle met ses mains de chaque côté de sa tête, le souffle coupé. Elle se met alors à crier et à parler très fort. Une réaction des plus originales qui te laisse sans voix. Tu l’observes tout en fronçant tes sourcils, ne sachant pas trop comment réagir. T’aimerais lui dire de ne pas céder à la panique, que ce n’est pas grave si la voix ne lui a rien dit. Soit parce que peut-être elle n’écoutait pas, ou alors parce que, peut-être, elle ne parle pas à tout le monde. Bref, c’est qu’un détail, et t’aimerais être rassurante à ce sujet.

Mais tu ne peux pas, parce qu’elle enchaîne. Encore et encore. Un vrai moulin à paroles. Alors que tu ouvres la bouche pour la couper dans ses élans et ainsi éviter qu’elle ne perde complètement pied en cédant à la panique, la voilà qui rouvre les yeux et qui semble reprendre contenance toute seule. Ce qui est pas plus mal, au final. T’as un petit rire gêné quand elle dit qu’elle doit passer pour une folle, parce que oui, c’est un peu l’impression qu’elle donne. Mais bon, au moins, elle ne semble plus tétanisée ni embourbée dans ses pensées négatives donc c’est déjà mieux que rien. Son humeur est aussi changeante que tes battements de cils. Ça promet.

La voilà qui remonte ses manches, découvrant tout un tas de tatouages en tout genre. Tu les observes de loin, ne voulant pas paraître intrusive ou trop curieuse. « J’espère qu’il y aura des informations utiles quelque part… que tu lâches, tentant d’être rassurante. » Mais bon, tu n’y crois pas trop. Car qui s’amuse à se tatouer son prénom avec sa date de naissance ? Ou encore son histoire de vie ? C’est probablement une perte de temps, et c’est malheureux, mais c’est le jeu… Tu pointes du doigt sa montre bracelet. « Ton bracelet électronique peut te dire quel jour on est depuis l’ouverture de cet endroit, l’heure qu’il est, et aussi, magie, ton matricule. Comme ça si elle n’y a pas fait attention à son réveil au moins elle pourra avoir l’information grâce à ce dernier. Il te sera aussi utile pour recevoir ton plateau à la cafétéria. » Peut-être que c’est important de lui préciser, car qui sait, vu sa morphologie, elle aime bien manger ? Tu te flagelles à cette pensée, juger les gens ça ne devrait pas être dans tes habitudes. Tu pointes ensuite du doigt la pancarte près de la porte de sortie de votre logement. « Pense à regarder aussi le règlement avant de sortir, ce serait dommage d’arriver et de déjà enfreindre une des règles… » Haussement d’épaules désinvolte. Après, elle fait ce qu’elle veut de son corps, mais elle ne pourra pas dire qu’elle n’était pas prévenue.  

F01-215. L’ordre des numéros n’a donc clairement rien à voir avec la chronologie. Il ne semblait n’y avoir aucune logique, et l’apparition de 215 en était la preuve. Y’a un sourire amusé qui se dessine sur tes lèvres quand elle se dit qu’il lui faut se trouver rapidement un surnom. « Après premier arrivé, premier servi ! que tu lances avec amusement. » Car oui, il n’y aurait qu’une M dans cet endroit, et ça sera toi. Qu’un autre tente de te voler ton idée et tu lui enverras ton poing dans la figure. Ça ou autre chose, étant donné que la violence est proscrite en ces lieux. Tu serais pas un peu possessive, d’ailleurs, quand tu y repenses ?

La voilà qui rebondit ensuite sur ton insinuation avec la cafétériat. Forcément, qu’elle dit la petite voix dans ta tête. Faut dire que vu l’heure qu’il est, toi aussi, tu dirais pas non à un bon petit déjeuner et à du café bien noir. La revoilà qui te bombarde de questions, ne te laissant même pas le temps de répondre. C’est qu’elle est électrique, cette fille. Dynamique. Une vraie tornade. « J’devrais t’appeler Stormy, pour ton côté décoiffant, que tu lâches alors qu’elle se retourne pour aller lire le règlement. » Oui, c’est comme ça que tu vas l’appeler. Ça s’impose à toi comme une évidence. Ça ou Miss Pipelette, c’est au choix. Mais bref. Ça te change de 509 et de son calme reposant. Au final, même si elles partagent toutes les deux une certaine gentillesse, elles ont un comportement foncièrement opposé.

Croisant les bras au niveau de ta poitrine après un léger rire et un haussement d’épaules résigné, tu te décides à la rejoindre. « C’est bon, c’est dans tes cordes ? que tu la nargues une fois qu’elle a fini de lire le petit résumé sur le règlement de la Ruche. » Tu ouvres ensuite la porte du logement et te glisses à l’extérieur, allant jusqu’au niveau du balcon. Tu jettes un regard derrière toi, attendant qu’elle te rejoigne à ton niveau, pour lancer un « Bienvenue dans la Ruche, faussement enjoué. Tu laisses quelques secondes à Stormy pour qu’elle digère la nouveauté, avant de pointe du doigt, les unes après les autres, les trois zones sous vos yeux, À gauche tu as le coin salon, ou détente. Il y a des livres, des crayons, de la peinture… C’est là-bas que tu passeras la plupart du temps, j’imagine, car tu découvriras très vite qu’on s’ennuie ici et que les activités se font rares. Une pause, ton doigt qui change de zone, Au milieu tu as le coin repas, avec les grandes tables et les machines qui distribuent la nourriture. Chaque repas est choisi en fonction de tes besoins nutritionnels et de tes goûts. Une nouvelle pause, et ton doigt qui continue, Et à droite tu as le coin sport. Mais quelque chose me dit que c’est pas ta tasse de thé. » Qu’elle n’y voit rien de moqueur, c’est juste un constat face à sa morphologie. « À table ? »

Alors qu’elle finit de lire le règlement, elle revient vers toi et te touches le bras. Un geste qui se veut affectif. C’est qu’en plus d’être une véritable pile électrique, elle est aussi tactile. Ou alors elle est lesbienne et ce sont des techniques d’approche plus ou moins conscientes. Qui sait ? Si tu notes un léger frisson quand elle te touche le bras, tu n’en es pas non plus au point de pousser un hurlement et de faire un bond de six mètres en arrière comme si elle venait de te brûler. Tu te dis donc que même si tu n’en es pas la plus heureuse et que tu n’es pas prête pour lui faire un câlin en retour, tu n’en es tout de même pas spécialement dérangée. Le côté tactile, ça passe, donc. Avec des limites, mais ça passe.

Y’a un sourire amusé qui perce sur tes lèvres tandis qu’elle joue encore et toujours la comédie et qu’elle insinue que t’es un ange au regard sombre. Tes propres mirettes qui roulent vers le plafond, histoire de dire arrête avec tes conneries d’un ton amusé. Au moins t’es sûre que ta colocation avec elle va être complètement différente d’avoir 509. Et c’est pas spécialement pour te déplaire. Au moins il va y avoir de l’action, de l’animation. Elle se fera remarquer, d’une manière ou d’une autre, et ça égayera peut-être tes journées. 509 était sympa, c’était pas le problème, mais elle était surtout très discrète et timide. Peut-être un peu trop, d’ailleurs, car au moment de sa disparition, mise à part toi, personne n’a semblé s’en inquiéter. Et c’est triste, quand t’y penses. De disparaître et de manquer à personne. Est-ce que tu manqueras à quelqu’un, toi ? Est-ce que Stormy partira à ta rechercher avec véhémence et désespoir ? Est-ce que d’autres s’inquiéteront de ne plus te voir ? Mine de rien, t’as pas vraiment hâte de le savoir.

Les instructions faites et les indications données, tu lances un « On prend les escaliers, que tu pointes du doigt tout en te mettant en marche. » Vous marchez lentement, pour que Stormy ait le temps d’appréhender ce qui se déroule autour d’elle. Qu’elle croise quelques visages, retiennent peut-être quelques familiarités… Enfin bref. Un coup d’œil à l’horloge centrale vous indique que vous êtes encore dans les temps pour le petit-déjeuner, bien qu’un peu ric-rac. Mais ça va le faire. « Tu scannes ton bracelet devant la machine, et pouf, comme par magie, elle te donne ton plateau, que tu lui expliques, tout en tendant ton propre poignet. L’analyse ne prend que quelques secondes, et en deux temps trois mouvements ton plateau apparaît. À ton tour, que tu lances ensuite d’un ton encourageant. » Une fois que c’est fait, tu l’invites du regard à choisir une place, celle qu’elle souhaite, et tu la suis jusqu’à s’installer en face d’elle. Pour toi ce matin ça sera des œufs brouillés avec du bacon, du café bien noir et un grand verre de jus de fruits. La base d'un bon petit déjeuner. « Alors, ça te plait ? que tu lui demandes après avoir pointé des yeux son propre plateau. Parce qu’il arrive que des fois les bonnes surprises ne soient malheureusement pas au rendez-vous… Moi pendant presque deux semaines je n’ai eu droit qu’à un thé blindé de gingembre et à du riz… Maintenant je me rattrape. » Le régime pour toi, fort heureusement, c’est terminé.