La culture du riz - F02-99 et H03-22

Cela faisait quelques heures qu’il s’était réveillé. La voix avait parlé, il manquait de fer et était désormais HO3-22. H03-22 ? C’était la déshumanisation la plus totale que d’avoir pour identité un matricule. Il aurait presque douté de son appartenance à l’espèce humaine s’il n’avait pas découvert avec effrois la nudité de son bras. Il avait frôlé de son doigt le grain de sa peau, découvrant avec tristesse des reliefs grinçants. En émanait une colère froide et étouffante, une haine terrible de ce qu’il avait pu être et une mélancolie profonde. Pourquoi s’était-il autant acharné sur lui-même ? Rien ne lui revenait. Un trou béant sur tout ce qui précédait cette chambre aux murs laiteux.

Une part de lui-même ne voulait pas savoir. Non, il ne souhaitait pas rencontrer cet inconnu qui avait pu ainsi le torturer. Une inquiétude s’était installée dans un coin de sa tête. Mais il ne pouvait pas la laisser gagner du terrain, il ne pouvait pas. Quitte à être une personne complètement différente de ce à quoi il avait pu ressembler dans le passer. Autant prendre cette perte de mémoire comme une remise à zéro. Il était H03-22 et devait l’accepter.
Un peu de calme. 22 décida de respirer, et d’écouter. Le silence était assourdissant. -La pièce sentait le désinfectant et le bois ? - Il racla sa gorge bruyamment. Où était-il ? Pouvait-il sortir de cette geôle blême ? Il décida d’en avoir le cœur net. Ça faisait déjà trop longtemps qu’il ressassait les mêmes questions, et il avait besoin de réponses.

Il n’était vraisemblablement pas enfermé, puisqu’il ouvrit sans peine la porte de sa chambre, découvrant avec surprise la possibilité qu’il pouvait y avoir quelqu’un d’autre que lui dans cette galère sans nom. Le tour du propriétaire fut rapide : une deuxième chambre, un salon, des WC et une salle de bain, dans laquelle il décida de faire un arrêt un peu plus long. Face à face avec lui-même, il prit le temps de se dévisager dans le blanc des yeux. Cheveux mi-longs absolument pas coiffés, des yeux endormis et tombants, et un nez proéminent. C’était donc l’image de H03-22. Celle d’un jeune homme à l’air farouche et insolent. Il remarqua quelques bijoux, le laissant penser qu’il devait être un garçon soigné dans son autre vie.

Il fit un rapide brin de toilette, décidant qu’il était peut-être temps de découvrir cet endroit étrange où les colloques étaient invisibles et les vêtements toujours pareils. Quel bonheur. Il claqua la porte du logement, se disant que de toute manière s’il avait pu l’ouvrir c’est qu’elle n’était pas souvent fermée. Puis, il n’avait pas trouvé de clef.

Tout était blanc, pour changer. Il avançait lentement au ras du mur, dévisageant cette étrange prison dans laquelle il se trouvait. Mais où était-il ? Il lui semblait qu’il s’agissait d’un balcon, une sorte de mezzanine circulaire qui donnait accès aux logementS ? Il n’était donc pas seul. Des panneaux affichaient dans diverses langues des règles à suivre, et le numéro de chaque logement. Et il y en avait quelques-uns. Il allait devoir ainsi vivre en communauté ? Il croisa effectivement quelques visages, mais fuyait ces regards insistants. Il n’avait pas vraiment le cœur à communiquer, là tout de suite.

Il emprunta discrètement des escaliers qui le menèrent à une vaste pièce, circulaire encore une fois où semblaient se côtoyer différents espaces aux fonctions attribués. La première chose qu’il vit fut une sorte de socle aux bords coupants, le vestige d’un monument, peut-être d’une statue ? Son regard se tourna vers un espace plus attirant : un espace aménagé avec des canapés, mais surtout une bibliothèque ! Voilà qui allait pouvoir le renseigner sur cet enfer blanc où il semblait confiné.
Il regarda les tranches des livres avec attention, en pris un au hasard et regarda sa quatrième de couverture. Un livre d’histoire sur la culture du riz en Chine. Super. Son attention se détourna facilement de cette trouvaille peu pertinente, croisant le regard d’une jeune femme faisait mine de lire sur un des canapés. Contact visuel clairement établit, il ne pouvait reculer face à cette sociabilisation imminente.

M’enfin, c’était certainement un mal pour un bien. Il n’était pas particulièrement emballé à l’idée de directement établir des liens sans avoir un minimum repéré les lieux, mais peut-être qu’elle allait pouvoir le renseigner sur ce qu’ik lui arrivait. Elle devait certainement vivre la même chose que lui, puisqu’elle était habillée de la même manière et qu’elle semblait aussi farouche que lui.
Il déglutit bruyamment. -délicat comme première approche-.

« Salut ? Désolé de te déranger dans ta lecture, tu m’accorderais quelques minutes ? »

Il baissa les yeux sur son propre livre qu’il décida de ranger. La culture du riz n’était pas sa passion, inutile de donner cette image étrange dès le début. Il dévisagea rapidement la jeune femme devant lui. Elle avait les traits fins et une jolie chevelure blonde -elle était beaucoup plus fraiche qu’il ne l’était aujourd’hui, elle devait être debout depuis longtemps-.  

"Ouais..." maugréa-t-elle.

Sympathique apparemment. D'un infime mouvement de sourcils, 22 regrettait déjà d'avoir "choisi" cette interlocutrice. Mais bon, peut-être étaient ils tous comme ça après tout. Il n'avait pas vraiment eu l'occasion de parler avec d'autres membres. Peut-être que moisir ici rendait aigri. C'était possible, il venait à peine de se réveiller et il en avait déjà plein le dos.

« Mais tu dois articuler ou écrire, j'entends pas. »

Ah. Merde. Il avait définitivement bien choisi. Il se sentait stupide maintenant. Elle était certainement réticente parce qu'elle en avait marre d'expliciter son handicap ou de devoir fournir des efforts pour des petits cons dans son genre. C'était compréhensible. Mais bon, c'était trop tard pour reculer maintenant. Il prit un livre vierge qui reposait sur l'étagère, un crayon qui traînait, et s'assit à côté d'elle, tout en se tenant à une distance respectable.

Il avait préféré écrire. Il n'aimait pas trop l'idée qu'on le fixe trop longtemps pour déchiffrer sur ses lèvres. Il se demanda si elle devait lire sur les lèvres de l'hologramme, ou si elle pouvait simplement signer. D'ailleurs, ne pouvait-elle pas bénéficier d'un appareil auditif? Il se sentit bien content d'être entendant, qualifiant la surdité d'une difficulté supplémentaire dans un tel environnement.

Il ouvrit délicatement le livre vierge à la première page, le posa sur ses genoux et griffonna un pavé. Il y avait trop de questions. Il ne savait rien sur cet endroit, et rien sur lui même non plus. Si ça se trouve, il la connaissait cette fille, peut-être qu'il était déjà la hier et qu'il était hyper amnésique. Mais non c'était pas possible. Elle l'aurait reconnu, elle. Donc il était bien arrivé aujourd'hui.

Merci. J'imagine que toi aussi tu es arrivée ici du jour au lendemain sans savoir comment? Est-ce que la perte de mémoire est commune à tout le monde ici? Tu sais combien on est? Comment on part d'ici? Et c'est quoi comme endroit, un hôpital? Je me suis réveillé ce matin, je ne peux que me présenter sous le pseudonyme H03-22, faute d'en savoir plus sur moi.

Il découvrait son écriture en même temps qu'elle et grimaça devant son aspect. Il s'était appliqué, mais on pouvait facilement voir qu'il n'avait pas écrit depuis longtemps. Son graphisme était italique, pas très droit (faute de lignes). C'était un peu maladroit, mais c'était tout de même lisible (et heureusement).

Il voulait d'abord lui poser quelques questions sur elle, mais se ravisa. Il n'était pas forcément la pour faire connaissance. Il voulait d'abord comprendre ce qu'il faisait ici. Il aviserait ensuite pour les possibles opportunités d'amitiés qui allaient s'offrir à lui.

22 était tout de même reconnaissant envers cette fille. Malgré son handicap elle avait bien accepté qu'il la dérange, et ça le rassurait, d'une certaine manière. Ça signifiait bien  qu'il n'était pas entouré d'automates, ou d'hologrammes en tout genre.

Il lui tendit calmement le carnet, le tenant ouvert avec deux doigts, lui lançant un regard. Il était assez convaincu que ses questions pouvaient paraître complètement stupides pour quelqu'un qu'il supposait être là depuis plus longtemps que lui. Il avait un peu peur des réponses qu'elle pouvait lui apporter. Il avait bien quelques idées en tête, mais espérait sincèrement qu'elles resteraient aux stades d'hypothèses incongrues.