Champollion was here [H03-94]

Alors, si en anglais la négation était codée par ces mots là… En suédois elle devait être là et dans cette langue cheloue -finnois-, elle devait être là. J’avais jamais parlé un mot de suédois, juste assez pour comprendre que ça ressemblait au suédois alors que ça pouvait être du danois ou du norvégien, vous voyez le genre ? Mais j’étais là, assise sur le sol avec des feuilles volantes que j’avais arrachées d’un carnet, en train d’essayer de faire les équivalences syntaxiques d’une langue à une autre. On se fait chier, non ?

Reste que ça m’occupe mes journées et que j’ai pas l’impression de trouver ça prise de tête. Au contraire, j’adore, c’est comme plein d’énigmes à résoudre. Il paraît qu’il y en a d’ailleurs, des énigmes à résoudre dans cet endroit que les autres appellent la Ruche. On se comprend tous à l’oral, chose qui m’a assez choquée puisqu’on a un panneau écrit avec plusieurs langues. Donc, les langues existent mais… on les traduit automatiquement ? C’était quoi encore ce bordel ? Comme si quelqu’un allait venir vers moi et me parler xhosa ou éwé et j’allais comprendre ? C’était fascinant et en même temps, je me demandais comment c’était possible. Comment on pouvait comprendre un millier de nuances qui parfois n’étaient codées que dans un type particulier de langues ? Fascinant.

Comment est-ce que ça fonctionne, ce bazar ? Je me mets à écrire des phonèmes au pif, genre [s] ou [k], des trucs que la plupart des langues les plus parlées ont, et j’essaie de les prononcer. J’ai l’air con, mais hé, j’suis assise en tailleur avec des feuilles couvertes d’écritures, de ratures et d’un alphabet chelou que je suis sûre y’a que moi qui le comprend. J’suis plus à ça près. J’essaie des consonnes plus bizarres genre [ʃ] ou [ʁ] mais je sais que je les prononce mal. C’est vraiment une sensation étrange, ça me fait marrer (et de toute évidence, ça m’occupe) mais ça fait pas non plus avancer les choses.

Un gars passe pas loin, et je le hèle sans réelle gêne :

— Hey… euh… je connais pas ton matricule, mais je sais pas si tu peux m’aider ?

Bon en vrai, j’en sais vraiment rien : s’il était de la même nationalité que moi à la base, il va parler quasi de la même manière et j’aurais beau faire tous les efforts du monde, je pourrais pas savoir. Le pire étant… Que si ça se trouve, même s’il était lusophone natif, ce serait pareil ! Comment la technologie a-t-elle pu évoluer au point qu’on se comprenne aussi bien ?

— Tu peux me dire quelles langues tu connais, s’il-te-plaît ? J’aimerais bien savoir pourquoi on se comprend tous alors que manifestement on vient pas tous du même endroit…

Rha, et comment allaient se former les idiosyncrasies si tout le monde parlait une langue différente mais sans le savoir… Enfin, sans la percevoir ? J’aurais pu m’adresser à un des rares asiatiques de la Ruche, mais ça aurait sans doute été un peu raciste ? Je sais pas. Il y avait quelques noirs aussi (genre, moi je le suis au moins à moitié, on va pas se mentir) mais ça disait pas grand-chose : ils pouvaient très bien venir du fin fond de l’Afrique comme du cœur de New-York. Autant y aller au pif, au bout d’un moment je tomberais sur quelque chose.

Le gars vient me voir et je suis soulagée, j’aurais eu qu’à gueuler après une seule personne aujourd’hui, et il a l’air de plutôt bonne volonté. C’est cool. Bon, il parle que deux langues, dont une morte, mais on va bien faire avec hein ! On fait avec ce qu’on a !

Bon, il me dit qu’il en comprend d’autres, mais il est pas assez précis là. Je regarde le panneau en même temps que lui, pour voir si je peux reconnaître la langue en question. Ouais bon facile, je reconnais et je lui dis d’un air un peu trop blasé :

— C’est de l’espagnol. J’imagine que tu arrives à lire toutes les langues en alphabet latin, même si tu sais pas prononcer ou que t’arrives pas à comprendre genre… ça ?

Je lui montre un passage des règles en ce que je pense être du suédois et dans l’autre langue étrange -finnois- que j’ai recopié : c’est des lettres familières, mais clairement, j’ai aucune foutue idée de ce que ça veut dire. J’ai juste entouré les “ei” du côté de la langue-cheloue, parce que je suis persuadée que c’est la marque de la négation.

Bref, je reprends mes recherches, non sans lui répondre un ‘merci’ à son compliment sur la question que je me pose. J’ose espérer que je me pose toujours de bonnes questions, mais la vérité c’est surtout que je m’ennuie et que ce panneau m’intrigue. Et maintenant que je le mets dans ma merde niveau questions, lui aussi s’en pose, notamment sur le système de traduction.

— Je suis 376, enchantée ! Je pense vraiment que c’est un truc implanté dans le cerveau, y a vraiment rien d’autre qui fait sens. Rien dans nos oreilles, et quand bien même, j’ai l’impression de comprendre sans forcément que ça passe par une réelle traduction. Y a pas de traduction en fait, c’est… inné !

Je claque des doigts comme si j’avais une illumination.

— C’est génial ! J’ai l’impression que ça retire une grosse partie du fun des langues (parce que les langues c’est fun, tout le monde sait ça) mais c’est du génie quand même.

Bon, je parle trop, comme d’habitude, et j’ai failli ne pas répondre à sa question. Pauvre petit.

— Je comprends l’anglais, le français et l’espagnol. Du coup, si tu pouvais me montrer le latin dans tout ça, histoire de voir si je reconnais des trucs… parce que ça doit pas être très loin en termes de racines. C’est comme le suédois avec l’anglais, y’a clairement des trucs qui se ressemblent genre…

Je lui montre la première règle, celle sur les agressions physiques et je lui montre que j’ai fait des groupes :

— Ça c’est de l’espagnol, mais ça, ça ressemble de ouf, mais c’est pas pareil, alors je sais pas trop quelle langue ça peut être… Y a ça aussi :

Je lui montre deux autres feuilles, avec deux langues différentes mais super proches.

— Y’a plein de mots en communs, alors je sais pas, ça c’est du suédois et ça… du norvégien ? Ou du danois ? Enfin, je pars du principe que c’est du suédois…

Je soupire et je repousse les feuilles. Je me dis qu’il y a une quantité de langues qui n’ont pas de système écrit et que je fonce sûrement dans une impasse. En tout cas, il faudrait recouper avec plus de monde pour réussir à nommer les langues qui défilent sur le panneau. D’ailleurs…

— Attends mais y’a du latin sur le panneau ? Mais c’est complètement con, qui parle latin couramment ?! Enfin, je veux pas te vexer hein, mais ça reste une langue morte alors le parler couramment… À moins que tu sois prêtre au Vatican ? Je crois que c’est le seul État qui a le latin en langue officielle… Ou alors tu faisais de la magie, qui sait. N’empêche ouais, je te vois bien en prêtre, le prend pas mal, c’est un vrai compliment.

Ouais, faut que j’arrête de parler, c’est mieux pour tout le monde en fait.

Je parle beaucoup trop, je crois. M’est avis qu’on me l’a déjà fait remarqué, et quand 94 me suppose que la langue que j’ai sous les yeux est du brésilien, j’essaie de rester concise… Sans être lapidaire. C’est chaud, putain.

— Le brésilien c’est du portugais et je vois pas de terminaisons typiques, donc je sais pas…

On parle aussi de langues nordiques, mais il n’a pas l’air d’avoir beaucoup plus d’infos que moi. Bon tant pis. Il est déjà bien gentil d’aider, et puis j’aurais plus de chances pour mes recherches une autre fois. Je hoche la tête en silence, acceptant d’avoir perdu cette bataille, mais sûrement pas la guerre.

Et puis je tilte qu’il sait qu’il parle latin, alors je m’emballe sur les panneaux. Je parle trop, je vous l’ai déjà dit, mais je fais totalement fausse route, parce qu’il a juste vu du latin dans un bouquin.

— Anh, l’Histoire de Rome mais ça doit être trop bien ! J’ai pas trop trop cherché du côté des livres pour le moment, mais bon, quitte à être bloqués, autant se cultiver, j’imagine…

Je le laisse réfléchir à haute voix sur ses compétences linguistiques, et je fais le tour des miennes aussi : elles me paraissent énormes et à la fois… très superficielles. Je connais des choses sur les langues, sans connaître les langues réellement. Je ne peux en comprendre vraiment que trois à tout péter, et peut-être le latin, puisqu’il faudrait que j’ouvre un bouquin pour ça. Mais je sais faire la différence entre le chinois, le japonais et le coréen, je sais repérer l’allemand, et je me doute de l’origine sud-est-asiatique de cet alphabet. C’est vraiment… un bordel là-haut.

Je reviens à lui quand il me demande si je comprends le français, et je hoche vivement la tête en lui souriant. Bien sûr qu’on n’allait pas attendre que les panneaux bougent, alors je glisse une feuille où j’ai écrit en français :

— Tiens, il est là. Je suis sûre que je le prononce mal de ouf, mais c’est du français. 150% certaine.

Maintenant que je me suis demandé d’où il venait, et ce qu’il faisait avant, j’ai bien du mal à m’arrêter. Moi, ça devait pas être difficile : je suis une freak qui passe beaucoup trop de temps à se poser des questions à la con.

— Mais du coup, anglais, espagnol et latin… T’es p’tet toujours prêtre, qui sait ?

Je rigole pour montrer que je plaisante ouvertement.

— Après, il y a une autre catégorie de personnes qui connaissent le latin : les historiens. Et ça, j’avoue, ça a la classe.

Je me dis aussi qu’il me donne l’impression d’être un Poufsouffle, mais je sais même pas ce qu’est un Poufsouffle alors je ferme ma gueule. Vaut mieux ça que d’avoir l’air con, j’imagine.

Il reconnaît le français et les langues nordiques, un peu comme moi. Peut-être qu'on en avait juste l'habitude, même si perso, je sais que je parle français. Peut-être pas super bien, mais c'est plus développé que juste 'bonjour' et 'merci'. Bon. Reste qu'on n'avance pas des masses là. Sur les autres langues, c'est plutôt notre sens logique qui fonctionne, cette partie du cerveau que j'avais décidé d'exercer par pur ennui aujourd'hui. Maintenant que j'ai quelqu'un à qui parler, j'avoue que c'est largement passé au second plan.

— Je pense qu'on ira pas beaucoup plus loin là... J'avais pas beaucoup d'espoir de toute façon.

Et c'est bien plus amusant et intéressant de savoir ce que ce charmant jeune homme a pu être avant d'arriver ici. Le latin me fait vraiment penser à un prêtre ou peu importait comment on appelait les gens qui vivaient au Vatican sans être cardinaux ou genre, Pape, mais j'en sais rien, et lui non plus. Il est peut-être juste historien, et il peut aussi parler le grec ancien, l'akkadien et le sumérien et toutes ces conneries et ce serait encore plus génial parce que... Ça sert grave à rien dans la Ruche, mais je sais pas, j'adore l'idée. Être capable de déchiffrer des textes qui ont des milliers d'années, mais c'est un super pouvoir ça ! Pouvoir comprendre et être théoriquement capable de taper la discute avec un gars qui est mort y a des millénaires... Bordel c'est beau. Laissez-moi.

D'ailleurs, il trouve que prêtre c'est pas si déconnant, et qu'il croit à un genre de... force surnaturelle ? Je le regarde sérieusement, dans les yeux, et je lui dis d'une voix qui se veut posée :

— Tu peux être croyant, tu sais. Sans être prêtre. Je disais ça pour rire, mais enfin... N'importe qui dans une telle situation commencerait à croire en une entité supérieure, j'imagine. Bon pas moi, mais ça veut pas dire que j'ai raison, et ça invalide pas ce que tu ressens.

Bon, peut-être que j'ai été trop dramatique ? Je sais pas, en tout cas il a pas l'air d'être trop convaincu par ma théorie de l'historien. Apparemment, ça sonne faux. Bon. Ok. Je continue à chercher pendant qu'il parle de langues mortes et de psy, et je le rassure :

— Je sais pas si j'avais un psy mais regarde autour de moi... J'en ai sûrement besoin, non ?

Je plaisante, et je ris de ma propre vanne. N'importe qui d'extérieur aurait commencé à regarder mon activité d'un œil douteux, et j'aurais compris. Mon passe-temps était pour le moins... original.

Mais je vois qu'il aide aussi, parce que 94 prit une feuille et après que je lui ai donné mon crayon, me corrigea, tout en ne sachant pas à quel alphabet (ou système d'écriture) rattacher ce qu'il vient de rectifier.

— Ok alors Monsieur Je-suis-pas-historien, tu viens de me corriger sur du grec.

Je fais une pause un moment avant de me frapper le front.

— MAIS JE SUIS CONNE ! C'est du grec moderne ça, donc ça veut rien dire. T'es peut-être grec ? Ou alors... T'as essayé de voir si tu savais lire le grec ancien ? Tu crois qu'on a des éditions bilingues de l'Iliade ou l'Odyssée qui traînent ? Ce serait GÉNIAL ! Parce que t'es p'tet archéologue, spécialisé dans le monde gréco-romain ce qui explique toutes tes langues parlées puisque c'est quand même là qu'il était l'Empire Romain, non ? Fin je dis ça, mais avec ton livre...

S'il avait dû se souvenir qu'il était archéologue, il l'aurait peut-être déjà fait, non ? Je suis tellement stupide parfois.

Il est mignon, il pense que je suis 'juste passionnée' mais je pense sincèrement qu'on en a foutu en asile pour moins que ça. Après tout, la folie c'est juste une question de dosage, et si je commence vraiment à déconner avec ça, ça pourrait aller loin...! D'ailleurs, on n'a pas de médicaments dans la Ruche, alors c'était chaud si c'était vraiment le cas. J'ai un coup de parano, j'espère qu'il a raison et que j'ai juste mon 'truc', mon hobby, ma passion, et qu'elle implique de recopier des messages cryptiques sur des feuilles volantes pour traduire des choses dont je sais qu'elles sont déjà des traductions. Au moins, lui, il me jugeait pas.

Je lui souris, et je le laisse me corriger sur du grec, avant de me perdre en considérations... beaucoup trop bruyantes. Un jour je me souviendrais que je peux aussi réfléchir sans parler. Même si ça a l'air de l'orienter sur quelque chose.

Ouais, l'Empire Romain était un peu partout, mais quand même. Il fallait bien se focaliser sur le positif, et c'est avec un sourire un peu niais que je balançais une évidence qui avait pourtant son importance :

— Hé dude, t'es au moins Européen. Franchement, ça se prend.

C'est vrai, c'est mieux que rien quand même. Un Américain, à moins d'être sacrément lettré, il en aurait pas su autant. Et sans vouloir vexer les yeux de biche de mon nouveau pote, il avait pas trop l'air asiatique ou africain. Après, il pouvait toujours tricher et être un Australien ou un Sud-Africain infiltré, mais là c'était plus du jeu ! Oh ! J'ai réussi à garder mes réflexions silencieuses cette fois, vive moi !

J'allais dire quelque chose quand il me prend d'autres feuilles, qu'il sait lire apparemment. Toute excitée, je pousse un petit cri et je vais voir un peu ce qu'il a pioché :

— Ah ouais, t'es une putain d'énigme, gars. C'est du japonais. J'arrive pas à lire, je sais juste que ça en est...

Je lui sors une feuille avec du chinois mal recopié et du coréen massacré et je lui désigne du doigt :

— Dans les langues asiatiques je reconnais ça, c'est du chinois simplifié, de Chine donc, ça c'est le chinois traditionnel de Taïwan et là le coréen. J'ai sûrement fait plein d'erreurs parce que euh... Le coréen y'a des ronds, le chinois tradi c'est plein de traits partout et le simplifié il est plus aéré. Et le japonais c'est tout courbe avec des caractères bien plus simples au milieu, les kanas.

Je me pose un moment, pour réfléchir. À voix haute, forcément.

— C'est ouf comment je reconnais plein de langues sans pouvoir lire ou comprendre. J'aurais jamais su, mais c'est pas du tout lié en fait... Je devais soit avoir une passion très cheloue ou alors... C'était mes études ?

Ça sonne grave juste, alors je m'accroche à ça. Quant à 94, hmm... The thick plottens.

— T'étais p'tet bouddhiste. Genre moine et tout ! T'as l'air... sage. Fin, plus que les autres mecs d'ici, hein. Ce qui a pas l'air d'être dur.

Je marque une pause.

— Titre.

Ok c'est gênant. Je détourne le regard pour rire dans mon coin, avant d'ajouter, plus pour moi qu'autre chose :

— Nan mais on entend des trucs parfois ici, il y en a qui s'ennuient pas c'est moi qui te le dit !

Et je rigole, parce que bon, hein, c'est drôle un peu.

Hmm, donc le chinois il pourrait gérer aussi. Ça devient de plus en plus compliqué son affaire, mais on ne pouvait pas cracher sur de nouvelles informations. Les langues... ça fait partie de notre identité. Le fait qu'on puisse tous se comprendre à l'oral, c'était super pratique, mais c'était aussi une partie de nous qui avait été effacée. Nos accents, nos tics de langage... Est-ce qu'il en restait une trace ? J'essaierai de faire attention quand je parlerai à l'avenir, mais m'est avis que je n'allais pas trouver grand-chose de ce côté-là.

— C'est déjà pas mal !

Quant à savoir si c'était mes études, ouais, ça y ressemblait bien. Je sais trop de trucs mais pas assez en même temps, c'était bizarre. Je survolais la plupart des langues, sans avoir une connaissance qui m'aurait permis de vraiment les parler. M'enfin. Je hoche la tête à 94, puisqu'il est d'accord. Je suis un livre ouvert, lui, c'est une autre paire de manches.

La conversation s'égare un poil quand je lui demande s'il serait pas moine bouddhiste (écoutez je trouve mes idées où je peux), et ça part vite en titre et aux conneries. Il sourit, rit légèrement, mais sinon garde son sérieux en disant qu'il a le sommeil lourd.

— Oh parfois pas besoin d'attendre la nuit... Mais c'est bien si tu dors bien. J'avoue qu'avec l'obscurité totale le soir, je dors pas trop mal non plus. Le réveil par contre, c'est autre chose.

Je ris doucement, repartant dans mes considérations linguistiques. Finalement, les seules langues que je parle vraiment, assez pour tenir une véritable conversation, c'est l'anglais, le français et l'espagnol. Et encore, les deux dernières, c'était pas ouf... Je me fais cette réflexion, mais je me dis que ça ne peut pas être que ça. Qu'il y a encore quelque chose sous une surface que j'ai à peine grattée. Mais rien à faire, je n'arrive pas à aller plus loin.

94, lui, semble avoir fait une découverte, et encore une fois, je me dis qu'il pourrait très bien être un religieux. Certains voyagent beaucoup après tout... Mais j'ai peur d'être trop lourde alors j'évite d'en rajouter une coucher.

— J'avoue. T'étais peut-être juste riche après. Ou passionné de voyages, si toute ta thune partait là-dedans. Même en touriste, je trouve ça super cool de s'intéresser aux langues locales, t'en as plein qui le font pas, enfin j'imagine. Quand on parle anglais, on se démerde un peu partout, donc je pense que certains font pas l'effort. Après, ta langue maternelle est peut-être pas l'anglais, c'est pour ça que t'en connais autant.

S'il avait pris l'habitude depuis tout petit à ce qu'on ne parle pas sa langue maternelle quand il voyageait, ça avait dû le former aussi un peu. Après, je dis ça, mais je suis mon propre contre-exemple, alors peut-être pas. Je soupire.

— T'as eu d'autres informations sur ton identité depuis que t'es ici ? Ça fait longtemps d'ailleurs ? Les plus "vieux" sont là depuis combien de temps tu crois ?

Ouais je pose toujours mes questions par trois... Jusque là, il a pas eu trop l'air de se formaliser de ma logorrhée alors, je me dis que ça devrait pas le choquer.

Il fait les questions et les réponses là en disant qu'il aurait bien pu s'intéresser aux langues qu'il avait apprises par pur plaisir. Mais quelque chose semble le retenir, alors j'insiste pas. Il est en train de poser son caractère lui-même, comme s'il se faisait un test de personnalité intérieur. C'était étrangement apaisant à voir. Et quand il me montre ses mains, je tique sur les cicatrices, mais je fais comme si je n'avais rien vu. J'ai pas envie de le mettre mal à l'aise en lui posant des questions auxquelles il n'a pas de réponses. Et puis surtout, devant deux mains tendues comme ça, je ne résiste malheureusement pas à passer les miennes sur les siennes. Bravo pour le 'pas de malaise' 376, on repassera !

Elles avaient travaillé ces mains, pas comme les miennes. J'avais seulement des cals au niveau du majeur droit, signe que tout ce que je faisais de mes journées c'était écrire. À la main en plus, damned. Lui, il avait des mains d'ouvrier, ou de jardinier...

— Ouais bien sûr que ça cultive des trucs. Genre du malt ou du houblon pour la bière. Mais les cals t'aurais pu les avoir aussi en aidant avec les vaches ou les chèvres pour faire du fromage, on en sait rien. T'as du souffle ? Tu pourrais être souffleur de verre !

Je rigole, parce qu'évidemment je plaisante, mais franchement, on sait jamais, non ? Il y a peut-être des forgerons ou des tailleurs de pierre dans la Ruche, comment on pouvait être sûr ? Je ne sais même pas depuis quand il y a des gens dans cet endroit, alors j'en profite pour demander à 94 depuis quand il est là et s'il sait. Il a quelques infos, et ça fait bien plaisir. Je souris :

— Même si tu te plantes, ça me fait une base.

Je note ça dans mon carnet, avant de l'écouter parler de lui. Il se fout bien de changer de logement chaque nuit, et je dois dire que ça me perturbe pas des masses non plus. Je dors bien aussi, alors j'imagine que ça fait une sacrée paire de points communs. Excepté les cicatrices. Hahem. Je suis peut-être nonne, qui sait !? S'il était moine, ça faisait sens, non ? Je me marre intérieurement sans rien montrer et je note aussi qu'il aime lire, mais d'un autre côté c'est pas comme si on avait grand-chose d'autre à faire ici. Et puis, évidemment, la question me revient directement.

— Euh, bah je suis là depuis pas très longtemps. Une grosse semaine peut-être ? Et bah, je sais pas grand-chose non. Je connais plein de langues mais j'en parle finalement peu, vu mon très jeune âge n'est-ce pas, je devais être étudiante ou en tout cas j'espère, mes mains me contredisent pas en tout cas... Et y a des trucs assez spécifiques concernant les langues dans ma tête donc... J'suis arrivée avec pleeein de bijoux aussi, et je sais pas bien ce qu'ils veulent dire alors je les porte plus, j'ai peur d'avoir fait partie d'une secte cheloue. Ah, et j'aime l'art. Fin, disons que j'aimerais vraiment avoir des tableaux dans ma chambre parce que le blanc c'est vraiment nul.

Je hausse les épaules. J'ai pas grand-chose d'autre que ça, en vrai. Je pense que j'aime bien lire aussi, mais ça me paraît tellement basique que je le dis même pas.

— T'as l'air plutôt calme toi. À côté de toi j'ai l'air totalement envolée et farfelue et je crois que même si t'étais pas spécialement posé, ça aurait eu le même effet. Tiens, tu sais si t'as des tatouages ? Parce que j'en ai pas, ou alors genre, sur mon dos quoi.

J'ai envie de lui demander s'il a d'autres cicatrices, mais franchement ça se fait pas, surtout que... j'en ai pas du tout moi. Enfin je crois pas. Faudrait que quelqu'un vérifie pour moi et j'ai pas trop envie qu'un inconnu vienne m'observer sous toutes les coutures. Ce serait bizarre quand même hein.

Hmm, il aimait l'art mais il savait pas vraiment pourquoi. Ça faisait sens, parce que je me dis qu'on sait jamais vraiment pourquoi on aime, non ? L'idée de faire une liste des choses qui justifie qu'on aime ou non un truc m'a souvent paru absurde... Ça peut être pratique pour tenter de se l'expliquer ou pour convaincre quelqu'un mais dans le fond, y'a toujours une part de subjectivité qu'on n'arrivera jamais à justifier. C'est juste... là.

Je lui demande s'il a des tatouages, parce que généralement ça en dit long sur les gens. Enfin, ça dépend de si on arrive à les déchiffrer aussi... Parce que là, celui qu'il me montre sur son bras, c'est clairement pas aussi simple à identifier que le reste. Il y a plusieurs lettres en nuage et plusieurs alphabets différents. Plus je le regarde, et plus les points d'interrogation invisibles au-dessus de ma tête se font nombreux.

— C'est fascinant ! Joli aussi, hein, va pas croire que... Bref... mais c'est aussi extrêmement cryptique.

J'avance directement une feuille avec un espace vierge et un crayon.

— Ça te dérange si je le recopie pour essayer de le déchiffrer plus tard ? Je vais sûrement avoir une épiphanie au réveil ou sous la douche, je le sens.

Et bon, hein, pas qu'il soit pas sympa mais j'ai pas spécialement envie de l'avoir avec moi au réveil ou sous la douche quand ça arrivera. Un bout de papier, c'était quand même plus simple à transporter.

— En tout cas, sans avoir élucidé le mystère sur ton bras, je peux déjà en déduire que tu étais quelqu'un de... mystérieux. Ahah !

Je ris à ma propre vanne, comme d'habitude, avant d'ajouter d'un air plus sérieux :

— Cultivé, érudit peut-être. Avec aussi un attrait pour les langues, vu ton tatouage et le nombre de langues que tu parles. Je parie que tu aimes les énigmes, pour t'en être fait tatoué une... Qui sait. Peut-être que la véritable énigme, c'est toi ! OMG.

J'éclate à nouveau de rire, parce que c'est ma seule solution dans ces cas-là. Quand tout devient beaucoup trop sérieux, lâcher une vanne et profiter de la diversion pour chercher une sortie avant que tout ne devienne extrêmement gênant.

Armée de mon crayon, je commence à dessiner le motif de son tatouage, et je me sens comme une aventurière dans un temple maudit à récupérer les glyphes inscrits sur les bas-reliefs. Je surkiffe, je dois l'avouer. Je dois avoir un truc avec les énigmes de toute façon, pour m'en inventer à partir d'un panneau d'affichage. Celle du tatouage de 94 était bien plus intéressante, et si j'en découvrais la clé, ce serait aussi bien plus significatif. Je garderais cette feuille précieusement, me dis-je.

De l'extérieur, la scène devait être étrange. Une jeune femme comme moi penchée sur un bras... plutôt pas mal... d'un mec plutôt pas mal lui aussi, mais c'était purement professionnel tout ça. La preuve, j'y pense pas. Enfin si, j'y pense pour dire que c'est pas ça. Enfin, je l'ai sous mon nez ce bras alors c'est pas déconnant que j'émette un avis dessus, non ? Je dis une plaisanterie pour détendre l'atmosphère alors que je range mon dessin terminé. Il enchaîne en disant qu'il était peut-être l'Énigme de la Ruche avec un grand É et qu'il était au cœur de tout. Je le regarde d'un air blasé avant de rire.

— Mais oui bien sûr ! Encore, si t'étais le premier arrivé, pourquoi pas...

C'était de toute façon une vanne, et je le savais. Son énigme à lui était personnelle, comme celle de tout le monde au final. On avait tous notre petit sac de nœuds à dénouer, et je ne faisais pas exception. Je repensais à mes bijoux, mais rien de ce que j'avais vu jusque là ne semblait m'être utile.

94 enchaîna de toute façon en parlant de son autre tatouage, qu'il ne pouvait pas montrer en public sans attirer les regards. Je pouffais doucement en répondant :

— Va pas te mettre à poil oui, après j'vais avoir quoi comme réputation, moi ?

Je ris, et je le laisse dessiner son motif sur ma feuille que je lui tends. Autant avoir les deux tatouages au même endroit. Le motif qu'il dessine est très simple, et à la fois... complet. Je l'observe, tout en lâchant une connerie à l'oral, sans même regarder 94 :

— Ah, t'es cultivé ? Nomme tous les culs !

Et j'explose de rire parce que c'est peut-être pas très distingué ou de bon ton, mais hé, c'est sorti tout seul.

— Désolé, ça doit être un vieux réflexe...

Je bouge la feuille dans tous les sens, jusqu'à réfléchir à voix haute.

— On dirait... un quart d'orbite de la Terre. Regarde, si tu le mets sur le côté, on peut imaginer que le petit cercle tourne en fait autour du grand, qui est toujours le même ? Parce que bon, j'ai pas des connaissances pointues en astronomie (enfin je crois pas) mais le système solaire a pas cette gueule là.

J'attendais son avis en continuant à détailler son dessin. C'était plutôt joli, même si c'était clairement pas mon style.

94 s'amuse de ma vanne, et je ris avec lui : au moins il l'a pas mal pris, c'est déjà ça. Je note mentalement que je peux continuer à faire et dire de la merde avec lui, que c'est ok. Bon, ça m'empêchera pas d'essayer de savoir ce que son tatouage voulait dire, même si visiblement je me suis plantée. Oui, bon, on pouvait pas être bon tout le temps non plus. Ce qu'il disait faisait sens, mais je haussais les épaules :

— T'es peut-être juste un mec bizarre qui se fait tatouer des trucs tournés à 90°, qu'est-ce que j'en sais moi !?

J'éclate de rire, en admettant qu'il a sûrement raison, et que mon interprétation est totalement faussée. La sienne a tendance à me dérouter : j'ignorais la relation entre les cercles et le divin, mais je comprenais soudainement pourquoi les gens étaient aussi cinglés avec les histoires de cropcircles.

— Je saurais pas te dire pour le spirituel, j'ai l'impression que c'était pas trop mon fort.

Son interprétation s'étaye à chaque mot, et il en sait visiblement plus que moi sur le sujet. Je bois ses paroles en notant les plus petites indices, avant de secouer la tête :

— Je crois que je vais pas t'aider pour ça, t'as l'air déjà bien plus calé que moi. Je crois que mon cerveau se contente de gérer les langues, et pas forcément ce qu'il y a autour, parce que cette histoire de bol ça me dit rien. Et puis, pareil pour les deux grands ronds...

Je soupire en regardant une nouvelle fois le dessin de son tatouage, et je me rends à l'évidence.

— Bon, c'est pas moi qui vais élucider la grande énigme de la Ruche, ou en tout cas pas aujourd'hui ! Par contre, je veux bien être ton Watson.

Wait, c'était quoi cette histoire... Un Watson ? Je fronce les sourcils, avant de laisser venir l'explication d'elle-même :

— Je sais plus pourquoi je disais ça, mais un Watson c'est genre une personne ou un objet à qui on balance nos questions ou nos hypothèses et qui en sait pas nécessairement beaucoup, voire poses des questions stupides : parfois c'est la simple action de mettre la pensée en mots qui permet d'avancer dans la déduction. Un peu comme le crâne dans Hamlet.

Bon, je suis pas sûre de me souvenir ce qu'était Hamlet, mais j'avais un vague souvenir que ça devait être une pièce de théâtre connue. J'avais plus trop le détail, mais je ne m'en faisais pas plus que ça : avec du temps (et des Watson) je finirais par recoller les morceaux.