Comme un aimant noir. (Doc)

J’ouvre la porte de la chambre. Rien à bougé depuis tout à l’heure. C’est une chance. Mon carnet est là où je l’ai laissé hier soir. Je me penche pour le prendre. Je ressens une sorte de soulagement. C’est peut-être idiot d’attacher autant d’importance à ces quelques feuilles. Ceci dit, avec la montre, c’est l’unique objet que j’ai pu garder “à moi” ici. L’alliance je ne la compte pas. Certains jour je me demande si c’est réellement un objet à moi. Je me dis qu’ils l’ont mis sur moi à mon arrivée. Comme ils auraient pu faire tant de choses. Puisque je ne me souviens de “rien”. Je sais que partir sur du complotisme est une pente glissante. Mais l’affaire des “Disparitions” me rend franchement nerveuse.

Ce n’est pas ni ce qui vient de se passer avec Sixteen, ni ce qui vient de m’arriver à moi, qui peut me rassurer. J’ai l’impression, de plus en plus, qu’on est ici dans l’attente de se faire “couper en morceaux”. C’est une attente qui devient pesante, pénible. Je veux tellement comprendre ce qui se passe que ça arrive à me réveiller aux aurores, jour après jours.

Je passe par la salle de bain avant de partir pour le déjeuner. Je passe mon visage à l’eau froide. J’hésite à nouer mes cheveux, ou les laisser libres. Allez, libres, je suis moins sévère quand ils sont lâchés. Pourquoi je veux me faire “coquette” ? Ce n’est qu’un repas avec @”Doc” bon sang. Il faut que j’arrête… Oh; mais qu’est-ce que c’est ? Je vois, posés là sur le lavabo, deux petits cachets. Si le premier, blanc et ovale, a des allures d'aspirine, le second lui est rond et bleu, et n'en a assurément pas l'apparence. C’est la première fois que je vois ça ici.  Je vais les prendre. Il saura peut-être ce que c’est...

J’arrive la première dans la salle de repas. Je passe par la machine pour faire la commande du repas. La faim n’est pas trop là. Je suis un peu nerveuse il faut croire. Moi Nerveuse ? Je ne sais pas dans quel état d’esprit il est. Je ne sais pas comment il va. Pire, je ne sais pas ce qu’il veut me dire. Je n’ai pas envie qu’il replace un mur entre nous. Oui, je le sais, il me manque. C’est une affaire d’attraction. Je sais que je dois être près de lui… pour une raison qui reste floue.

Il arrive au niveau de la table peu de temps après que j’ai pris place. Mon premier réflexe est de me lever pour le saluer en bonne et dûe forme. Je n’ai pas envie qu’il détourne sa tête, je lui donne un sourire seulement. Je vois qu’il est aussi épuisé que “Starbuck” puisque c’est son nom maintenant.

_“ Salut... ” Je patiente, le temps qu’il se pose. Je patiente encore le temps qu’il prépare ses petites affaires. J’en profite pour l’observer de près. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire depuis des jours. J’essaye de savoir son humeur et surtout son humeur envers moi. Il a été un peu plus réactif dans mes dernières relances via la montre. Je me dis que c’est bon signe. “Retour au calme ? ” Je sais qu’il est choqué par la perte de l'infirmerie. On sort de l’isolement tous les deux.

Je viens poser ma main sur la sienne sans préméditation. J’ai trop pensé à lui pour ne pas le montrer. Alors tant pis pour le rejet. “ … tu me manques ...” Comme 66… Starbuck m’a manqué. Comme beaucoup de choses me manquent. Je retire ma main avant qu’il puisse me rejeter. Au moins c’est dit. Je cherche ses yeux. “ Alors ? L'infirmerie ?”  Je lui parlerais de mes nouvelles théories après.

72 heures de confinement pour tous les résidents. La mesure a été décrétée et personne n’a pu y contrevenir. Je le vois comme un rappel à l’ordre. Une façon simple de nous dire que nous sommes des pions dépossédés de leur liberté individuelle. Je l’avais pressentis dans les premières semaines. Maintenant j’en suis quasiment convaincu cet endroit un centre d’incarcération déguisé. Pourquoi ? Bon sang, pourquoi ?

_“... Ça a été ?  ” Si je ne pose pas la question de façon frontale il ne me dira rien. On est bien conscient l’un comme l’autre que l’enfermement ne nous réussi pas. Je frissonne encore quand je pense aux miens. Maintenant que Starbuck m’a expliqué tout ce qui s’est passé en détail je me sens concernée. Je suis inquiète pour eux.

_“ “Tu m’as manqué aussi Ivy. Je suis désolé de t’avoir traitée comme une pestiférée”. C’est ce que tu pourrais dire.  ” Je ne peux pas le laisser passer mon aveu sous silence. Il est fort pour ça. Mais c’est différent de nos débuts. Son attitude envers moi n’a pas été facile à gérer. Je ne sais pas du tout qui je suis à présent à ses yeux. Ca me dérange. J’ai besoin de savoir ce qu’il en est. Ne serait-ce que pour savoir jusqu’où je peux m’investir dans cette “relation”. Pour le moment, je suis sûre que ça lui passe à côté.

_“On a commencé ici sans. Ce n’est que de la perte matériel. Ce n’est pas le plus grave. Le plus important c’est que personne n’a été tué dans tout ça. ” La blessure de Sixteen, le nez de 66… Zut Starbuck, sont les deux dont je suis au courant. Mais je suis pragmatique. Les gens qui gèrent cet endroit savent ce qu’ils font. Ils ne nous laisseront pas sans aucune possibilité de nous soigner. Il suffit d’attendre que tout le monde ait retenu leur leçon. La patience c’est la seule des armes que l’on a ici. “On remontera la pente. ” Oui, je suis optimiste, parce que l'on n'a pas le choix!

Je repose mon verre pour dégager mes mains. Je prend mon carnet. Il a épaissit depuis la dernière fois que je le lui ai montré. Rien d’étonnant puisqu’il m’a évité pendant des semaines. Je suis un peu tentée de lui répondre par une petite pique. Mais ça ne serait pas constructif. Je ne vais pas mettre de l’huile sur un feu que je suis la seule à entretenir.

_“Je me suis penchée sur un mystère : les disparitions. Il y en a de façon régulière.” Je sors mon plan replié en six et je le déploie à côté de nous pour qu’il puisse lui-même regarder la synthèse. Pendant qu’il est occupé à ça je cherche les pages des sondages que j’ai commencé à faire depuis le début de la semaine. Le confinement a coupé mon élan mais je vais reprendre avec lui. “Tu peux m’aider ? C’est simple. Juste répondre à des questions pour mon sondage. Prêt ?  ” Je lui expliquerais le pourquoi du comment après. Je ne sais pas combien de temps il est disposé à passer avec moi donc autant ne pas perdre de temps. “As-tu des images mentales de ta vie d’avant ? Oui. Non. Si oui ? Depuis combien de temps ? ” Je lui dirais peut-être ma théorie sur mon métier. Mais après… Qu’est-ce que… Une douleur qui monte dans mon crâne.

J’en ai une justement d’image… Doc est là. Il est juste devant moi de l’autre côté d’une table. C’est une pièce sombre, neutre. Un bureau clôt dans lequel se trouve des armoires remplies de dossiers. Qu’est-ce que… ça veut dire ?

Je ne me suis jamais formalisée du fait que Doc soit un homme “de peu de mots”. Cela crée une aura autour de lui. Je sais que c’est aussi ce qui m’attire dans son sillage. Moi et mon amour des mystères. Mais j’aurais bien voulu qu’il en dise un peu plus aujourd’hui. On a été loin de l’autre pendant un bon moment. Ses réponses sont calibrées. Je me mord un peu la lèvre.

_“D’accord, d’accord inexacte. … Pourquoi on a été un danger l’un pour l’autre ? Tu veux bien m’expliquer maintenant ? ” Parce que le danger je l’ai lu dans ses yeux. Le danger je l’ai senti aussi. J’aimerais vraiment qu’il ait le cran de me dire ce qui s’est passé dans sa tête à ce moment là. J’ai bien formé des théories. Mais je n’ai rien pour les étayer ou les contredire. Il faut qu’il m’aide là. Je sens qu’il va se défiler. Ce n’est pas pour ça que je vais lâcher.

Je regarde le nom qu’il m’indique sur le plan. Je fouille mes poches pour retrouver le stylo. J’ajoute un “Cl. DO” sous le nom en question. Je me suis créé un code simple pour consigner les données sans que cela rende la carte illisible. C’est venu facilement. De quoi mettre de l’eau dans le moulin de Zéro.

_“Tu penses qu’elle avait des souvenirs ? Ou qu’elle était malade ? ” Même si Ace et 99 m’ont permis d’écarter ces théories j’y reviens encore. Il peut y avoir un faisceau d’indices qui ne soit pas visible tout de suite. “ Si tu vois des personnes qui manquent sur la feuille dis-le. ” Je ne peux rien vérifier si je n’ai pas toutes les données en main. Je cherche un moyen de chiffrer les abeilles au jour le jour. Je suis certaine que c’est fait par les IA. Mais je n’ai pas envie de leur poser la question. C’est carrément frustrant de ne pas pouvoir les utiliser à leur insu. “Maintenant plus de scanner en marche je suppose ? ” Je veux m’en assurer. Mais étant donné les dégâts je n’ai pas d’illusions. On va devoir faire sans. C’est trop dommage...

J’attend maintenant que Doc me retranscrire son expérience mémorielle. Je l’entend me parler. J’entend un chiffre. Cependant je n’arrive pas à me concentrer sur lui. Le flash que je viens d’avoir est trop perturbant. Je prend encore une autre page du carnet pour noter ce que je viens de voir. J’écris vite pour avoir les détails en tête. Il avait un costume. Il avait… quoi ? Allez quelles détails ? Je peste que tout s’envole si vite.

_“ Doc… j’ai un début de réponse maintenant. On se connaît. On se connaît d’avant. J’en ai un souvenir concret. Je savais qu’il y avait quelque-chose. Ah ! Enfin un début de piste. ” Je scrute son visage. “ Est-ce que tu penses avoir pu être en lien avec la police ? ” S’il arrive à se souvenir lui aussi, on pourra regrouper nos indices et en savoir plus. Au moins, j’ai enfin le début d’une preuve que je n’ai pas inventé notre connexion !

Je tapote la table doucement. Un geste rituel qui est là pour canaliser mon esprit quand il va trop vite. Quand ça le concerne c’est clairement le cas.

_“Importante ? ” Je trouve ce terme un peu étrange. Il montre qu’il y a un lien sans spécifier un sentiment particulier. Alors que je peux comprendre, dans le silence, et dans la précaution qu’il a certainement aimé cette femme. Je crois comprendre ce qu’il entend par illogisme. Est-ce que ça peut expliquer son agression pour autant ? Même si je passe pour le spectre d’une ancienne compagne...pourquoi en venir à vouloir me détruire ? Un veuf ne profiterait-il pas de cette seconde chance ? Il répond à l’un des mystères. Mais j’ai encore des  questions qui arrivent derrière. C’est un cycle infernal. A croire que je ne peux pas arrêter mon cerveau.  “ Maintenant c’est mieux ?  ” En fait, ce que j’ai besoin de savoir est encore plus simple que ça. “ On peut reprendre … comme avant ?  ” Je ne sais pas si c’est possible. Je ne pense pas vraiment. Ce que je cherche à lui dire c’est que notre complicité “d’avant’ manque dans mon quotidien. Bien sûre j’ai d’autres ami.es. Mais ce n’est pas la même chose que quand je suis avec lui. Doc est spécial. C’est comme ça depuis le début.

Je vois bien qu’il est plus à l’aise pour parler d’autre chose que de nous deux. Je ne lui en veux pas. Je me dis que partager de nouveau les résultats des recherches en cours est un bon début. Ce qui compte c’est qu’on communique à nouveau normalement. Même si ça veut dire, faire choux blanc. De toute façon je ne vais pas lâcher de sitôt. Je veux trouver la clef du mystère. Je la trouverais

_“Ils ne peuvent pas juste être pris au hasard...” Je scrute le plan. Je le connais par coeur à force.

Je bois la totalité de mon verre de jus. La saveur acidulée de l’orange me fait du bien. Le sucre aussi me fait du bien. Mon esprit commence lentement à se calmer. Même si je sens que mon pouls est encore un peu rapide. Je ne sais pas quoi penser de cette vision du passé. Il est clair et net que ça n’évoque rien chez lui. J’en suis déçue. J’en suis bien déçue. J’aurais voulu qu’il voit lui aussi quelque-chose. De quoi nous aider à avancer. Je prend donc sur moi pour ne pas lui montrer que je suis frustrée.

_“Oui.” Les éléments vont tous dans cette direction. Depuis que j’en ai discuté avec Zéro je suis plus sûre de moi. Je ne crois pas en fait je suis persuadée. Je ne vois pas ce que j’ai pu faire d’autre. “Je pense que j’étais à la criminelle, aux homicides. Ca explique pourquoi je sais toutes ces statistiques. ” Tout en lui parlant les images du souvenir flottent au coin de mon oeil. Je nous voit si clairement en train de discuter. Il y a plus. Je peux voir le dossier qui est posé sur la table qui est entre nous. Il y a des photographies de victimes. Ceux sont toutes des femmes. “Je crois que tu m’as aidé sur une enquête.” Mais j’ignore si elle a été résolue ou non… Je me doute bien que je n’aurais plus jamais accès à des archives de la police … de je ne sais quel Etats. Chaque fois que je fais un pas  j’ai l’impression que le mystère s'agrandit. On dirait un diamant de plus en plus noir.  Bon sang!

Je me tais. Je ne sais pas s’il dit ça parce qu’il est veuf ou parce qu’il sait qu’il ne pourra jamais la revoir. Le résultat est le même, enfin de compte. Mon empathie enclenche la compassion et la peine. Je pense à ce mari que j’ai.. que j’ai eu quelque part un jour dans ma propre histoire. Je ne sais même pas son nom, ou à quoi il ressemble. Je peux imaginer comme ça doit être confus.

Je le regarde, je l’écoute. Cette fois je n’arrive pas à savoir s’il pense vraiment ce qu’il me dit que l’on peut reprendre comme avant. Il a l’air de le dire comme on remplit une formalité. Il est lointain. Je ne sais pas s’il met cet distance entre nous volontairement. J’ai envie de croire que non. Mais sans doute suis-je un peu trop optimiste. Je n’ai pas envie de batailler pour savoir le fond.

_“ … alors tant mieux.” J’entends dans ma propre voix que je ne suis pas convaincue. Je retiens un soupir dans mes poumons. Tout était tellement plus simple pendant les premiers jours.“ Je suis soulagée que tout ne soit pas cassé. C’est vrai. Mais ça reste étrange. ” Même s’il vient clairement de m’annoncer que “je” n’ai jamais été celle qui l’a attirée. Jamais moi “Ivy”. Une femme que je ne connais pas à la place. Je ne sais pas si je dois être flattée, blessée, choquée… Je sens encore, malgré ça, que je ne peux pas le lâcher. Pourquoi ? Est-ce que je suis folle ?

Je cherche à voir les choses selon la perspective de Doc. Si l’aléatoire est l’une des clefs de lecture . Je n’ai pas encore poussé le raisonnement jusqu’au bout avec cette théorie en tête. Je l’écoute développer.

_“ J’ai l’impression de ne pas avancer Doc. Chaque fois que je fais un pas, plus de questions se posent et finalement je me retrouve avec plus à chercher. ” A côté la frustration qu’on a eu devant les socles c’est de la blague. Il me faut plus d’éléments. Je ne sais pas où aller les chercher. Je commence à connaître la bibliothèque par coeur à force. Peut être que Sixteen a récolté du nouveau. Je devrais lui demander. C’est juste que j’ai un peu plus de mal à bosser en équipe maintenant.

_“ Je crois de plus en plus que ma mémoire est visuelle. Dés que je vois un objet, une personne, c’est comme une porte vers une base de données. ” J’ai une bonne “mémoire” de naissance voilà ce que je pense. J’ai probablement fait une formation de bon niveau pour devenir policière. Cela certainement renforcer ma capacité naturelle. Peut-être que c’est aussi pour ça que je n’arrive pas à lâcher prise. Parce que je sais que je suis sensée me rappeler des choses. Oui, de me rappeler des choses importantes. Des choses sérieuses. “ Je n’ai pas tous les détails. Mais je me souviens que c’était à propos du meurtre d’une femme. Ou peut-être plusieurs femmes. Elles étaient… je ne sais pas comment dire ? Transformées ? ” Ce que je dis sonne totalement farfelu. J’en ai conscience. C’est ce qui me vient à l’esprit quand je me concentre sur cet élément. Je regarde Doc pour voir si cela ramine un souvenir ? Mais je pense que ça va être compliqué étant donné ce qu’il vient de m’apprendre sur son propre mode de fonctionnement.

A cet instant je regrette l’innocence de mes jours post réveil. Tout était plus effrayant, mais tout était aussi plus intense et plus franc. Il n’y avait pas de filtre. Pas de grille de lecture possible au delà de se me disait mes tripes et mes sens. Maintenant, c’est complexe. Nos caractères ne sont-ils plus assez compatibles pour qu’il ait envie de faire un pas vers moi ? Je sens en lui un calme et une indifférence que je ne sais pas encore comment prendre. Si j’écoute mon corps maintenant, il me dit encore quelque-chose de fort. Il me dit : ne le perd pas de vue, attrape-le.

_“ Je ne demande qu’à ce que cela évolu encore. ” Ce n’est pas moi qui bloque. Enfin, je n’en ai pas l’impression. Pourquoi est-il si dur de trouver les mots pour décrire ce qui se passe ? Je n’ai pas envie de lui parler de l’effet magnétique que sa vision a sur moi. Mais peut-être dois-je oser. Peut-être que lui dire les choses clairement permettra de les régler ? Qui sait.

Je n’ai pas de réponse.

_“  Tu en as rencontré un autre ? ” Il ne m’as rien dit sur sa dernière punition. Je sais le nombre de jours qu’elle a duré cette fois. Mais bien entendu il n’a pas donné de détails. Avant, il aurait parlé plus spontanément, il m’aurait exposé l’expérience pour m’aider à réfléchir à ce qui se passe. “ C’est avec eux qu’on doit tenté d’avoir une rencontre. … Mais comment ? ”

C’est frustrant.  Je sens que ce que je lui dit est la véracité des faits. Que ça ne fasse aucun effet sur sa mémoire est déstabilisant. Je voudrais que mes mots puissent trouver une résonance quelque part en lui. Ce serait tellement plus simple. Plus simple que cette impression diffuse qu’il ne fait pas assez d’efforts pour participer. Je l’accuse… et je sais que ce n’est pas juste. Je ne peux pas lui en vouloir d’être honnête avec moi.

_“Est-ce que tu as envie de savoir ? ” Je suis en droit de poser la question. Je ne sais plus ce que je sais de lui ou non. Je ne sais pas si mes intuitions sur lui sont encore d’actualité. C’est comme si on avait été séparés une éternité. Notre complicité a l’air de s’être envolée. Je me sens triste.

Pour ne pas trop m’attarder sur cette sensation je lance un regard sur mon plateau. L’appétit n’est pas là. Il n’y a rien ici qui me fasse envie. Je repousse le plateau. Je mangerais sans doute plus à midi. Je le regarde. J’avais envie de lui parler de dizaine d’autres choses. Mais, je ne sais pas si c’est encore pertinent. Je repousse mes cheveux derrière les épaules. Je pose mes coudes sur la table.
Ah oui c’est vrai. J’ai quand même une question professionnelle. Il n’y a que lui pour me donner une piste. Je plonge ma main dans ma poche pour y récupérer les deux cachets mystérieux. Je les pose devant moi.

_“J’ai trouvé ça. ” Ils ne sont pas marqués. Il n’y a rien qui les distingues. Ma première idée était que c’est peut-être un poison. Mais cela fait sans doute trop roman policier. Maintenant, ici, je me dis que c’est peut-être des compléments, de quelque-chose. Oh, et puis zut, je prend mon verre de jus, je les attrape dans la paume de ma main. C’est totalement déraisonnable, stupide même. Mais bon sang, je veux qu’il se passe quelque-chose.

“ De toute façon, je n’ai rien à perdre.” Je fixe les deux petits comprimés avant de les porter à ma bouche.

C’est peut-être bien cette voix qui était avec moi pendant mon emprisonnement. Je n’ai vue personne. Mais, je suis sûre à cent pour cent qu’il y avait une présence avec moi. Pourquoi pas cette entité ?

_“Aleksa… Tu lui fais confiance ?” J’ai failli dire “encore” confiance. Mais je pense pas qu’il pourra comprendre ce que je veux dire par là. Je n’oublies pas qu’elle est là pour nous surveiller et qu’en définitive elle a tous les pouvoirs sur ce qui se passe dans la Ruche. Elle est peut-être une IA mais je crois moi qu’elle a des intentions. Je ne suis pas sûre que ces intentions aillent dans notre sens. “Je ne sais pas si c’est une aide. ”

Voilà un point sur lequel nous divergeons. On a une façon d’opérer différente. Je prend bien en compte qu’il n’est pas le seul à avoir cette opinion. Je le regarde et je me demande si Starbuck est du même avis ? Je peux le lui demander. Je sais qu’il me réponderait. Mais quelque-chose me retiens de lui parler d’elle. Je n’ai pas envie… Mais pas envie de quoi au juste ?

_“Vous allez le faire donc ? Parler avec eux ? ” Après tout s’il y a des gens motiver je veux bien connaître les résultats.

Ma formulation est peut-être un peu maladroite. Surtout que je sens la tension que je viens de provoquer chez lui. Exactement ce que je ne veux pas. Je ne veux pas émettre de jugement sur sa capacité mémorielle ou sur sa volonté. Mais la frustration est là et elle me fait parler. Je l’observe.

_“Je ne sais pas quoi faire de ces souvenirs. Tu sais.” Je me demande si je dois carrément m’excuser. Ceci dit je ne lui veux pas de mal non plus. Il le sait. Il doit bien voir, sur moi et sur les autres, comme c’est compliqué de gérer le passé et le présent. Le tout sans devenir folle. “Je me demande si c’est une bonne chose, enfin de compte, de savoir.” Je ne pensais pas le dire un jour. Vraiment. Je ne pensais pas pouvoir éprouver des regrets face à la vérité. Mais, plus je me souviens de choses et plus je suis perdue en réalité. Je me pose plus de questions. J’ai moins de réponses. C’est comme si j’étais de plus en plus coincée et non pas libérée.

Je suis arrêtée dans mon élan par la main de Doc. Tout de suite je suis soulagée. C’est seulement là tout de suite que je comprends que j’avais un gros poids sur mes épaules. Le poids de savoir si oui ou non cet homme a encore un attachement à ma petite personne. Violence, puis indifférence, je pense qu’au fond, j’ai crus qu’il voulait que je disparaisse de son environnement, de sa vie. Mais… peut-être pas, enfin de compte.

_“Tu es là. ” J’objecte simplement. Je le fais en la présence d’un témoin, et qui plus est d’un médecin. Qu’est ce qui peut être plus sécure que ça ? Je laisse ma main sous la sienne. La chaleur de sa paume est agréable. Mon pouce fait un léger mouvement pour l’effleurer. “Qu’est-ce qu’il a eu ? ” Malade, mais donc il s’en est sorti.

_“Ils ont été mis là pour une raison. ” Je plonge mon regard dans le sien. “On doit bien trouver pourquoi. Tu n’as plus d’infirmerie. Alors ? ”