Être ou ne pas être [H04-9]

Aujourd’hui, déprime totale. A vrai dire elle déprimait à peu près tout le temps depuis son arrivée ici (donc depuis toujours?) mais là elle se sentait vraiment au fond du fond. Ce qu’elle avait promis de ne pas faire avant d’avoir trouvé l’espoir d’un potentiel échappatoire lui tomba en plein dessus. Elle se mit à réfléchir à sa condition, à son identité, à la peur de rester enfermée pour toujours et celle de ne jamais retrouver la mémoire. Comment vivre sans savoir qui l’on est ? Elle voulait à tout prix s’enfuir mais pour aller où ? Pour rejoindre qui ? Peut être que, si elle était consciente, jamais elle n’aurait envie de retourner à sa vie d’autrefois.Peut être aussi qu’elle était là pour une raison, parce qu’elle avait fait des choses terribles avant comme tous ceux présents on qu’on essayait de les remodeler pour en faire des humains décents. Peut être qu’à l’inverse (et très certainement, du moins l'espérait-elle) ils étaient tous de pauvres innocents et que ce qu’on leur infligeait était inhumain. Ah, que tout cela était compliqué, et déprimant ! 609 errait avec morosité dans son nouvel espace de vie et, telle une poète maudite qui se demande si la vie vaut la peine d’être vécue, elle poussait régulièrement de longs soupirs sonores.

Ses pas hasardeux la menèrent à l’espace salon où elle n’avait encore jamais mis les pieds. Elle avait bien aperçu cette géante bibliothèque mais sans trop savoir pourquoi elle avait jusqu’ici cherché à la fuir. Mais maintenant qu’elle était dans un état à écrire des poèmes déchirants sur la perte de soi-même et qu’elle réfléchissait comme une philosophe à la question existentielle, pourquoi ne pas aller s’asseoir dans le coin des dépressifs. Oui, il fallait quand même être sacrément souffrant dans sa tête pour avoir envie de lire mille livres avec autant de pages. Pour le plaisir en plus ! Elle ne savait pas pourquoi elle pensait cela, mais en tout cas elle méprisait bien ceux qui se trouvaient ici. Elle n’avait probablement pas été une intellectuelle dans son autre vie. Peut être que c’était le moment maintenant qu’elle avait un cerveau morne et qu’elle se sentait accablée. Elle toisait du regard les personnes présentes. Elles étaient peu nombreuses et pourtant, les neufs canapés étaient tous pris… par une seule personne. Elle roula des yeux et un nouveau soupir lui échappa. En plus d’être dépressifs, les intellos étaient introvertis et paniquaient à la moindre idée d’un quelconque contact avec quelqu’un. Pfeuh, ces gros nazes. Mais puisqu’elle avait décidé de rejoindre le club, autant qu’elle essaye. Ainsi, 609 alla s’asseoir sur un canapé choisi au hasard et se posa à l’autre bout de la personne déjà présente. Même si elle resta le plus loin possible pour se fondre dans le décor en tant qu’apprentie insociable, elle dévisagea sans honte le grand brun à l’air penaud assis en face. Puis, déjà ennuyée d’être assise à ne rien faire, elle se rapprocha petit à petit jusqu’à venir toucher le coude de son camarade intellectuel.

« Salut. Moi c’est 609 et toi ? » commença-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Puis après une très courte pause elle continua : « Oui, 609. Je suis un nombre à présent. Toi aussi pas vrai ? Ça te fait quoi de pas avoir d’identité ? C’est dur hein. Je comprends t’inquiète. »

Elle tapota l’épaule de son interlocuteur d’un air désolé et, ne lui laissant pas vraiment le temps de répondre, elle reprit presque aussitôt :

« Pour moi aujourd’hui c’est particulièrement dur. J’arrivais à ne pas trop me poser de questions et éviter toute pensée qui donne envie de se pendre mais là tu vois elle veulent pas s’arrêter et j’arrive pas à les chasser. Du coup je déprime et, tu sais quoi, j’en viens à déprimer de déprimer. C’est chiant. J’en ai marre. Du coup je suis venue ici parce que j’suis en mode Socrate. "Connais-toi toi-même" et tout. Ce qui est débile parce qu’il a jamais rien écrit en fait, donc pourquoi venir dans une bibliothèque si j’fais genre je suis comme Socrate ? Et pourquoi je sais ça moi ? Pourquoi je sais qui est ce putain de Socrate alors que je connais aucun détail de ma propre vie ? C'est "connais-les eux-mêmes" qu'il aurait dû dire ce débile. Sérieux c’est injuste. En fait c’est trop un con Socrate. T’as vu comme il réussit à me gâcher la vie alors que le mec il est mort au temps des dinosaures ? Pfeuh. J’le hais. »

Elle posa la tête sur son dossier et regarda la plafond en soupirant, encore, et si longuement que c’était comme si elle disposait d’une quantité d’air infinie et qu’elle aurait pu tenir ainsi autant de temps désiré. Puis, finalement, elle regarda à nouveau son psy de fortune.

« Ben dis donc t’es pas très bavard toi. Tu préfères lire ? Ecrire ? C’est quoi ton nom ? Tu fais quoi dans la vie ? T’as le droit de dire "Je sais pas" parce que c’est vrai !»

Elle se mit à rire doucement et, n’ayant visiblement aucune conscience de ce que signifiait l’espace personnel, elle posa sa tête contre l’épaule de son nouvel ami muet.

« En tout cas tu dois être un mec bien puisque tu réussis à me faire sourire alors que je déprime à mort. Merci… c’est quoi ton nom déjà ? »