L'As et le Bâton [H01-5]

Une page. Une page. Une page. Page après page, les feuilles tournent et se répètent. Les lignes s’enchaînent et mon attention baisse. Oscar G. Ridley. Je ne sais pas ce que Friday trouve à cet auteur, mais ses intrigues sont d'un prévisible... Le livre que je referme dans un claquement sourd avant de masser mes yeux un instant, il s'intitule "Eau de sang". L'histoire, à nouveau, du détective John Miller qui enquête sur la mort suspecte d'une vieille femme trouvée inerte dans son bureau. Dans son château. Dans un coin reculé de l’Angleterre. Parce que, oui, John Miller enquête aussi à l'étranger.

Armé de ma canne, je sors du logement en repensant aux dernières pages que je viens de lire. La découverte extraordinaire, supposément, d'une connexion avec un laboratoire de fabrication de parfums. Le lien? Il n'a pas encore concrètement été expliqué, mais je suis prêt à mettre à ma jambe à couper que le parfum est l'arme du crime. Le responsable? Le fils. Il me manque simplement les preuves pour l'incriminer, mais j'en suis persuadé. - Ça va ? Parce que si jamais... Je suis médecin, c'est moi 211. - Au milieu du passage, il y a ce roux blafard qui a l'air de sortir d'une longue permanence. - Et alors?

Il se tient à environ un mètre de moi. Il a l'air fatigué, mais pas par l'effort. Plutôt par l'ennui. Le teint n'est qu'une chose. Les cuticules abîmés, pas naturellement, en sont une autre. - Et quand bien même... Quelqu'un a recréé un jeu de cartes, si tu t'ennuies. - Un soupire m'échappe et je reprends ma route sans un mot ni un regard. Comme si j'allais perdre mon temps avec n'importe qui à jouer avec de vulgaire bout de papiers...

Une journée pas comme les autres. Une journée bien pire, en fait. Une journée qui fait suite à une nuit pour ainsi dire blanche, passée à tourner et virer sur le lit en cherchant une position confortable. Une position qui apaiserait un peu la douleur. Sans surprise, je ne l'ai jamais trouvée et la douleur n'a fait que continuer. Et plus j'y pensais, plus elle grandissait. Lorsque les lumières se sont allumées à 6h, j'avais les yeux explosés et rouges. Je ne suis pas descendu prendre de petit-déjeuner. J'ai simplement rejoins mon logement pour m'asseoir sous la douche et laisser l'eau laver la transpiration et le malaise de ces heures nocturnes. Je suis resté là un moment, avant de me traîner dans ma chambre, sentir l'odeur de 123 dans l'air, soupirer, et me rallonger. J'aurais aimé dormir, mais ma jambe en a encore une fois décidé autrement. Bientôt 48h de souffrance sans fermer l’œil.

Dans un élan de désespoir, j'ai décidé de sortir de là pour rejoindre la bibliothèque. Dans les bouquins médicaux, je trouverais peut-être un moyen de combattre ou diminuer la douleur sans médication. Trouverais... Ou pas. J'ai déjà arpenté tous ces livres plusieurs fois sans jamais débusquer la moindre information utile. Mais je ne vois que ça. Alors ma jambe à la con, ma fidèle canne, mes énormes cernes, mes yeux rouges et moi, nous avons pris sur nous de descendre claudiquer parmi la plèbe. Une erreur, bien sûr. - T'es sûr que tu veux pas faire une partie ? - Le roux du balcon. Je n'ai pas retenu son matricule. Un opticien? Ou un technicien? Je n'écoutais pas vraiment de toute façon. Il me lance un sourire de pitié, en agitant ses cartes. - Tes bouts de papier te seront plus utiles si tu les bouffes. Ça fera un peu de silence au passage. - Lâché-je froidement, une main sur la jambe, avant d'attraper l'un des livres médicaux et faire volte-face. Direction ma chambre.

Ce que je fais dehors? Je n'en ai aucune idée. Je ne suis même pas descendu prendre mon petit-déjeuner, pas faim. Trop fatigué. Épuisé. Dormir est devenu une option que j'ai probablement oublié de cocher. Les cernes ont grandi, le dos voûté et l'irritabilité plus forte que jamais. Dormir... J'aimerais bien, mais tout ce que je fais c'est fermer les yeux et ressentir cette froide douleur qui, vague après vague, déferle dans ma jambe. Qui me rappelle à chaque seconde qui passe qu'elle est là, et qu'elle ne me laissera pas en paix. Dormir n'est plus à l'ordre du jour. Alors quand je croise le roux, encore, mes doigts se crispent sur la tête de la canne. Je redoute le moindre mot de sa part car je sais que quoi qu'il dise, le simple son de sa voix va me faire sortir de mes gonds. Heureusement, ou pas, il ne dit rien. Je passe dans son dos et pas un mot n'est prononcé. Tant mieux. Quelqu'un d'autre prendra certainement, sauf si ma tronche de déterré fait bien son boulot.

Une situation qui dure encore quelques jours. Les cernes tombent plus bas encore. Les yeux injectés de sang. Dormir est un doux rêve. Un espoir mort-né. Les nuits sont longues, interminables, et je commence à imaginer mes doigts qui s'enfoncent dans la chair pour en arracher les muscles. Je regarde le scalpel que j'ai récupéré d'un air envieux. Un outil pour une tâche. Couper dans la viande et en sortir ce qui déconne. Tout. Le froid ne fait rien, j'ai pris assez de douche froide pour le savoir. Je me force à manger car l'état de faiblesse n'aide pas, mais l'insomnie reste un problème. Une conséquence principale qui fout le reste en l'air. J'ai arpenté les bouquins médicaux. J'ai même ramené les plus gros volumes dans ma chambre pour les lire dans le calme et la solitude. Les voix sonnent comme des bombes et j'ai envie de frapper pour obtenir le silence.

Et puis, miracle, je suis tombé sur une solution. Un cadeau. Exactement ce qu'il me fallait.

Lorsque je débarque à l'infirmerie, mes doigts sont violets. Mon visage est rouge. Je transpire et mes cernes sont aussi profondes qu'avant, mais je souris. Légèrement. Presque imperceptiblement, mais c'est bien là. Sans plus de cérémonie, je viens m'installer dans l'une des pièces et pose la main meurtrie et douloureuse sur la table, devant l'homme qui s'est auto-proclamé de permanence. Le roux. Toujours ce roux. - Tu as quelque chose pour ça? - Ça, c'est probablement quelques os fracturés. Les phalanges, parce que je sais viser. Je ne suis pas totalement à chier, au final.

Efficace, j'ai tout juste le temps de poser la main sur la table qu'il farfouille dans les armoires à la recherche de quoi aider. En même temps, c'est le boulot qu'il s'est donné. Encore heureux qu'il fasse ça bien. Un médecin auto-proclamé qui couperait des pouces au lieu de rattacher des orteils aurait sérieusement un problème. Et nous avec. Il finit par revenir avec une attelle des des rouleaux de bande blanche. De la poignée de la canne, je tire bruyamment l'une des chaises et m’assois. J'en avais presque oublié ma jambe en l'air. - Je vais essayer de pas te faire trop mal, mais quelque chose me dit que c'est pas bien grave. - Un grognement pousse dans ma gorge en guise de réponse. Ce n'est pas la douleur qui me fait peur. Pas celle-là, en tout cas.

Il commence par les bandages. Chaque bande enserre un doigt. Il n'y a pas de plaies, donc aucun risque d'infection, mais la bande maintiens le doigt et il serre bien pour que les os ne bougent plus. Plier les doigts est impossible, mais je savais parfaitement ce que je faisais. - Tu t'es coincé les doigts dans une porte ? - Ses manipulations stimulent la douleur, bien sûr, mais à part les quelques signes physiologiques, comme mon visage rouge ou le bras tendu, mon expression faciale ne laisse rien transparaître. - Quelque chose comme ça, oui. - J'aurais effectivement pu utiliser une porte. Ç'aurait été plus simple, peut-être. La tranche d'un livre fait très bien le boulot, à l'évidence. Et puis c'est tout ce que j'avais sous la main. Avant de l'avoir sur la main. - Un livre mal tombé. - Dis-je simplement. - J'avais la main posé. Le livre est tombé sur la tranche. C'est fou. Les petits accidents de la vie... - Baratineur? Je n'ai pas mal. Qui est-ce que ça étonne?

Le livre a bien visé, oui. Je n'ai eu besoin que d'un coup. Je ne souhaitais pas broyer les os, seulement déplacer la douleur. Un coup, un seul. Et au pire, il n'y aurait pas de ramifications de la cassure, si cassure il y avait. Plusieurs auraient rendu la cicatrisation plus compliquées. Au moins, là, c'est net. Et si j'ai de nouveau mal, il me suffit de me tordre les doigts. Un distributeur de douleur à disposition. Parfait. - Heureusement que c'était la main gauche quand même. Quoique, pour porter le plateau ça va être compliqué, non ? Je pourrais t'aider... À moins que tu n'aies déjà quelqu'un en tête. - Je me débrouillerais. - Je me débrouille déjà. Je n'ai pas le choix. Je ne me le laisse pas. Qui va m'aider? Ou plutôt, de qui accepterais-je l'aide? Ou, plus vraisemblablement, suis-je capable d'accepter n'importe quelle aide? 211 m'aide, là. Bizarrement, ça semble être une situation à part.

Les mains, c'est plutôt utile... Les pieds aussi. - Il se retourne, attrape quelque chose et le dépose sur la table à côté de mon bras. Un scalpel, emballé dans son étui de papier. - Les avant-bras, si on reste assez haut et loin des veines et des tendons, c'est assez safe. Les épaules aussi, juste au niveau des manches de t-shirt. - Est-il en train de suggérer ce que je comprends? Difficile de penser à autre chose et je me trompe rarement, mais je dois admettre être surpris. Pas par la proposition en elle-même, mais le fait qu'elle soit faite. Qu'elle soit énoncée à haute voix. Certes, il n'a littéralement dit de me trancher, mais l'idée est plutôt claire. Je suis surpris, oui. Je ne suis jamais surpris. Voilà qui change. - Il y a aussi les cuisses, mais je ne sais pas exactement ce qui est arrivée à la tienne, alors c'est peut-être pas une bonne idée. - J'acquiesce en silence, le visage moins chaud maintenant qu'il a fini de poser l'atèle.

De ma main libre, j'attrape le scalpel et le fait tourner entre mes doigts avec lenteur, comme si j'étais captivé par son éclat. Éclat invisible puisqu'il demeure emballé. - Oui, tu as peut-être raison... - Fais-je, hypnotisé, laissant toute cette envie de peine et de souffrance remonter dans mon regard... Avant de détourner mon regard vers lui et lui sourire. Un sourire faible et crispé à cause de la douleur. - J'en ai déjà des comme ça, mais je le garde. Merci. - Au moins, ceci prouve une chose: il a très bien compris l'origine de ma blessure à la main. De fait, inutile de jouer sur les mots. - Je doute qu'une coupure au scalpel soit efficace, de toute façon. Ce n'est pas pour rien que le livre a eu le rôle. - Agile, je glisse le scalpel entre les lanières de l'atèle. - Tu proposes ce genre de solution paramédicale à tout le monde? Ou c'est juste moi qui en ai l'honneur? - Demandé-je en bougeant un peu le bras et le poignet pour aviser la prise de l'atèle et voir ce que je peux et ne peux pas faire. Bien sûr, le geste génère un peu de douleur, mais j'y survivrais. À l'évidence, j'ai survécu à pire que ça.

Je sais que c'est pas l'idéal, mais dans un monde parfait, t'aurais de la Vicodin ou de la morphine, et tu serais pas obligé de t'exploser les doigts. - Dans un monde parfait, on ne serait pas ici. - Je ne serais pas blessé, et je n'aurais pas ce profond et intense sentiment de culpabilité qui crame mes entrailles jour et nuit. Il est vrai que quelques cachets de Vicodine ne serait pas de refus. Et d'un autre côté, est-ce que j'accepterais de les prendre? Oui. J'accepterais. Je les goberais probablement à la douzaine. Je suis arrivé à un point d'insomnie et de souffrance que ma seule solution a été de me fracturer quatre doigts. Si on me donnait un produit miracle pour ne serait-ce que réduire la douleur, je me jetterais dessus sans hésiter. Malheureusement, nous ne sommes pas dans un monde parfait. Nous sommes dans la Ruche. Un établissement de parfaite imperfection où symétrie et blanche immaculée ne reflètent qu'une jouissance géométrique. Rien ici n'est aussi parfait que ça. Absolument rien.

Je m'étonne qu'il y ait pas plus de suicide dans la Ruche... Dis-moi, t'as pas prévu de te foutre en l'air ? Ta main me dirait bien que non, mais... Bref. Si tu veux en parler, je suis là. Muet comme une tombe et pas là pour juger. - Mon regard le fixe et le jauge. Il l'a analyse d'une froideur sans pareille. Je le sais, parce que je l'ai vu. Parce que dans un miroir, il est difficile de l'ignorer. Ce bleu perçant. Ce froid dans l'âme. Cette façon étrange et presque douloureuse de se sentir décortiqué par un simple regard. Et pourtant, je me le suis fais subir à moi-même. À aucun moment mon visage n'exprime la moindre validation à sa théorie. Pourtant, au fond des ténèbres, l'image de la chute se rappelle à ma mémoire.

J'vais pas juger de toute façon, c'est pas comme si l'idée m'avait jamais effleuré l'esprit non plus. Juste, dis-moi si je dois te décrocher ou pas si jamais je te retrouve pendu. - Un sourire passe sur mes lèvres. Un rire étouffé. Un humour sans filtre qui me plait. - Me pendre? Certainement pas. - Lancé-je, faussement outré. Faussement... mais est-il possible de percevoir la nuance? - Si je décide de passer à l'acte, tu seras l'un des premiers à le savoir. - J'acquiesce à ma propre pensée, amusé. - Je sauterais du balcon pour tomber devant l'infirmerie. C'est promis. - Inutile de réfléchir à la faisabilité de la chose. J'ai déjà calculé distance et force de gravité. Si je saute tête la première, le crâne sera ouvert et la nuque brisée. Et en prime, les épaules disloquées, un paquet de côtes brisées perforerons les poumons et probablement d'autres organes. Au final, le bas de mon corps sera intact. Ironique, vraiment.

Serait. Pas sera. Ou...

Je secoue la tête sensiblement. - Et pourquoi aurais-tu ressentis le besoin de te suspendre? Hmm? - Mon regard n'a pas mangé les cicatrices sur ses bras. Son corps est usé par le passé. Et peu importe le passé en question, il n'était pas de tout repos. - À l'évidence, tu as joué avec le feu plus d'une fois. Ne me dis pas que le simple fait d'être si t'as tant fragilisé. - Un sourire passe sur mes lèvres. Un différent de l'autre. - Après avoir passé tout ces risques, tu céderais face à ça?

La théorie du gang m'est effectivement passée par la tête lorsque j'ai vu ses tatouages la première fois. Je n'en ai pourtant vu qu'un échantillon. L'énumération des diverses marques qu'il me fait renforce pourtant cette hypothèse. Et bien sûr, naturellement, lorsqu'il parle des cicatrices de coups de couteaux, de blessures par balles, je pense à moi. À mon cas. Ma situation. Je suis curieux de savoir ce qui lui est arrivé, comme pour tout le monde d'ailleurs. Mais c'est une curiosité froide et dirigée. L'empreinte de compassion qui s'y trouve cachée est probablement aussi marquée qu'une tâche de graisse dans un tissu. Un truc qui reste peu importe à quel point on frotte. Une faille inhérente à l'être humain, probablement.

Et peut-être que quand les souvenirs je reviendront, je tiendrais pas. J'aurais rien pour mettre mon cerveau K.O., m'empêcher de ruminer, personne à qui parler, alors ouais, peut-être que j'irais m'accrocher au balcon. - J'arque un sourcil. - Si tu veux je te rencarde et on se fait un duo. - Non, merci. Le balcon est à moi. Trouve-toi un autre endroit. - Lâché-je avec sévérité. Là encore, c'est une fausse sévérité, mais je commence à penser que ma voix ou mon visage ne sont pas assez habitués aux nuances pour en produire sur commande. Il faut dire que pour le peu de choses que j'ai pu dire ces derniers mois, aucune n'était autre chose que la vérité. La réalité. Parfois même franche et brutale. Nuancer n'est pas dans mes habitudes. Alors pourquoi ce changement aujourd'hui?

Est-ce que tu pourrais me montrer ces cicatrices de blessures par balles? - Lui demandé-je, mue d'un nouvel intérêt. La question a beau être poliment formulée, le ton lui est plutôt du domaine de l'ordre. Il me faut quelques secondes de battements pour m'en rendre compte. - Ce n'est pas de la curiosité morbide. Encore que, tu penses ce que tu veux. C'est une question de... comparaison. - Lésé d'une main, je lui fais signe d'attendre et déboutonne ma chemise de la main droite. Un acte qui aurait dû prendre un moment, ou de l'assistance, mais qui se passe sans grand soucis. J'ai une dextérité impressionnante, à l'évidence. - J'ai découvert cette cicatrice, le premier jour ici. - Dis-je en révélant mon torse et cette marque ronde, sur le côté de l'abdomen. - Il y a la même dans mon dos, donc ça a traversé. J'ai pensé à une plaie par balle, mais je n'ai aucun élément de comparaison pour confirmer. - Et pas d'yeux à l'arrière du crâne pour mieux étudier la cicatrise de sortie, mais c'est une autre histoire.

Facile à reconnaître, dans le bordel ambiant. J'suis pas sûr que ce soit la seule que j'ai, mais c'est la plus nette et propre en tout cas. - Mon regard scrute chaque millimètre de la boursouflure circulaire. Elle grignote le tatouage massif qui barre ses pectoraux. Les milles et unes autres cicatrices qui marquent sa peau. A-t-il un seul endroit de son corps qui soit épargné? Je n'irais pas vérifier, mais la question demeure. Toutes les questions demeurent. Si je pouvais les chasser de mon esprit, je le ferais, mais elles restent là. À hanter mes pensées. À les gêner avec leur incessante sonorité. - Ouais, ça a l'air d'être une balle. - Une grosse balle, alors. - Difficile à voir comme ça, mais mes yeux semblent capables de remarquer ce genre de détails. Ma cicatrice est sensiblement plus large que la sienne. S'il s'agit d'une balle, le calibre devait être plus important. S'il s'agit d'une balle, elle a été tirée par une arme plus grosse qu'un bête pistolet au 9mm. Un fusil de chasse? Pire? Pourquoi?

Il contourne la table. Il me contourne moi, toujours assis. Je n'aime pas le savoir dans mon dos, là où je ne peux le voir, mais la situation s'y prête alors je soulève la chemise pour qu'il puisse voir. - Effectivement, la balle est ressortie. Je me demande bien pourquoi on aurait voulu te tirer dessus, parce que moi je pense que c'est pas les occasions qui manquaient. - Pas moi. - Dis-je en laissant retomber la chemise en bas de mes reins. - Je suis un emmerdeur de première. Suffit d'avoir insulté la mauvaise personne. - Pas que ça excuse quoi que ce soit, mais ça expliquerait certainement une option. Des dizaines de théories me viennent à l'esprit, mais les énumérer serait aussi épuisant qu'inutile.

Il retourne de l'autre côté de la table et j'ai l'occasion de voir son dos. Des cicatrices encore. Partout. C'est impressionnant. Comment peut-il encore être en vie après tout ça? Et c'est pas le plus impressionnant, à vrai dire. Loin d'être difficile à manquer, ce magnifique corbeau sombre occupant la majeure partie de son dos me saute aux yeux. Une image symbolique par bien des égards, mais qui active mon cerveau. Mon regard dévie. Mes doigts picotent. Come join the Murder. Une nuée de corbeaux qui menacent. Du sang. Des photos en noir et blanc. Des motos. Une route encadrée par un désert. Murder... - Murderers. - Formulé-je à mi-voix en relevant le regard vers lui. Pas de peur. Pas de surprise. Seulement l'assurance d'une chose que je savais déjà, comme si je l'avais toujours sue. - Tes tatouages. - Reprends-je en guise d'explication. Il m'a aidé. Lui rendre un peu d'informations est le minimum que je puisse faire. - Ils suggèrent que tu appartenais à un gang de bikers qui se faisaient appeler les Murderers. - Ou peut-être qu'il ne voulait pas savoir? Ça c'est un autre questionnement, dont je ne me soucie pas. - Ils trafiquaient des marchandises sensibles à la frontière de la Californie. - Marchandises sensibles? Je ne suis pas encore sur de quoi, alors je préfère me taire sur le sujet. Le reste, en revanche, sonne trop vrai pour être une invention de mon esprit. - Ça te rappelle quelque chose?

T’étais flic, en fait ? Même si je vois mal un flic en béquille, à moins que tu sois haut placé, genre dans une agence fédérale. - Sa réaction manque de subtilité, en tout cas à mes yeux. Les gestes rapides. La nervosité grandissante. Quelque chose a changé et je ne suis même pas sûr qu'il l'ai ressenti. Moi? Flic? Aucune idée. L'important c'est que cette simple supposition a altéré son comportement au point qu'il aille s'appuyer contre le mur en face de moi, celui côté porte. Instinctivement, il s'est rapproché de la sortie. Un réflexe défensif stratégique, même si je ne place pas ces mots sur la situation. Je sais, simplement, sans formuler. - Y avait combien de chances pour un bandit de grand chemin de tomber sur le FBI ou la DEA dans un endroit aussi incongru ? - Si ça peut te rassurer, je n'en sais rien.

Il dit des mots. C'est tout ce qu'il fait. Et quoi que je sache ce qu'ils représentent, rien ne résonne. Ça ne veut pas dire qu'il a tort. On en sait rien, après tout. Comment puis-je savoir tout ça au sujet de ce gang? Surtout qu'il semble confirmer ce que je dis, alors je dois avoir raison. Encore. Difficile d'ignorer la tension dans la pièce. Amusant comme elle semble similaire à celle qui s'est installée lorsque j'ai révélé son passé à Sept. La différence, pourtant, est que Sept a préféré partir. Fuir. Une retraite stratégique. 211, lui, approche la chose de façon plus frontale. Il s'éloigne, mais je n'ai aucun doute que c'est une façon de pouvoir mieux sauter au besoin. Réflexe défensif? Peut-être, ou alors il me bloque le passage. Une façon de me coincer, si jamais. Si jamais quoi? Et quand bien même ai-je déjà fait l'inventaire des armes à ma disposition, en passant par la canne, la chêne autour de mon cou et le scalpel dans mon attelle, quel serait le plan? Quelle serait la finalité? Ou est la logique? Certainement pas dans une altercation vide de sens.

J’imagine que de toute façon, ça ne veut plus dire grand-chose ici. - Intelligence. Rare qualité entre ces murs. - Je suis d'accord. À moins, bien sûr, que tu sois dangereux. Mais sans preuve, je suppose que le bénéfice du doute s'impose. - Quel type de personne prendrait sur elle d'aider les gens pour mieux les poignarder dans le dos? Oh, je n'ai pas à chercher longtemps pour entendre le mot "psychopathe" sonner dans mon esprit, mais est-ce le cas ici? Je descends de la chaise haute, m'appuyant sur la canne pour limiter le poids sur ma jambe. Cette main gauche serait un soucis quelques temps, mais je survivrais. Au moins ce temps. - Et puis, ou est-ce qu'on te mettrait le cas échéant? Hein? - Ce n'est pas comme si on avait une cage. Et honnêtement, à ce stade, ce n'est pas lui qui y serait enfermé si j'avais mon mot à dire. Je contourne la table, me rapproche de lui. De la porte. - Peut-être que je suis le plus dangereux de nous deux. - Dis-je dans un regard aussi calculateur qu'inquiétant. - Le temps le dira.

On ne peut enfermer personne, non. Pas pour le moment, mais j’imagine que si jamais la situation se présente, on trouvera quelque chose. Les êtres humains ne manquent pas d’imagination. - C'est certain. - Avais-je simplement apostrophé, sans plus développer. Inutile d'en rajouter. J'ai moi-même déjà réussi à bloquer la porte de ma chambre. De l'intérieur, certes, mais j'ai trouvé un moyen. Enfermer quelqu'un dans une pièce ou même un logement ne devrait pas être si compliqué. Ça mériterait quelques efforts, bien sûr, mais rien d'infaisable. Il suffirait, par exemple, de placer le sommier d'un lit devant une porte pour en obstruer le passage. Éventuellement poster quelqu'un en faction pour s'assurer que le "prisonnier" ne cherche pas à sortir. Ce serait une cage qui forcerait certaines personnes à déménager, mais une cage tout de même.

Quitte à ce que le temps le dise, je préfère autant pas être dans le camp d’en face. Tu sais où me trouver si t’as encore besoin d’aide. - J'acquiesce sans un mot à cette affirmation. La première, pas la seconde. La seconde me fait le même effet que la première fois où il l'a proposé. Un frisson désagréable comme si on m'électrocutait. Comme si l'offre d'aide me révulsait. Je suis pourtant venu pour ça. Pour ma main. Pour qu'il m'aide. J'aurais probablement pu me débrouiller, certes, mais l'efficacité n'aurait pas été la même. Pourquoi ce refus de l'aide, alors? À cause de ma jambe? Pour ne pas être pris comme une petite chose fragile et dépendante? Asseoir le fait que je peux me débrouiller seul? Je sais que je détesterais être surveillé comme le lait sur le feu, est-ce ça que je cherche à éviter? Ou m'a-t-on trop materné dans le passé? Je n'en ai aucune idée, et je quitte la pièce sans un mot de plus. Seulement un regard et un hochement de tête. Une façon abstraite de dire au revoir et merci d'un même geste.

Mes doigts me lancent. C'est une douleur encore chaude, dépendante d'une simple crispation. Je ne vais pas nier. C'est désagréable, et peu pratique, mais ça a ses avantages. La première et la plus évidente, la douleur de ma jambe a comme disparue, étouffée par l'autre. Mieux encore, ou pire, selon le point de vue, mon humeur est différente. Moins sombre. Moins... grave. Je le sais. Je peux le sentir. Et c'est même quantifiable puisqu'en temps normal, pas un mot de cette conversation ne serait arrivé. Et j'aurais probablement incendié certaines personnes sur le chemin, en tout cas mentalement. Pas là. Pas cette fois. Cette fois, je traverse la salle commune en direction des bibliothèques. Je m'y attarde un moment, à la recherches d'un thème spécifique. Je n'en repars qu'une fois ce bouquin sur les forces de l'ordre à travers le monde en main et retourne m'enfermer dans ma chambre. Meilleure humeur ne veut pas dire sociable pour autant, et le confort de mon lit surpasse le reste. Pour autant, j'ai de la lecture, et qui sait. Peut-être apprendrais-je quelque chose, cette fois.