The Game has Changed

J'ai quitté Ace en m'assurant qu'il allait bien. Je l'ai raccompagné jusqu'à la porte de sa chambre. J'ai même attendu qu'il soit dans son lit, apercevant un bout de fesse en prime. J'aurais peut-être pu partir avant. Le laisser passer sous la couette sans mon regard sur le dos. Peut-être que je suis un peu trop prévenant. Ivy a parfois ces moments d'inquiétude exagérée que je lui ai déjà fais remarquer. Ai-je ça aussi? Ou était-ce justifié? Toujours est-il qu'aussitôt Ace allongé, j'ai tiré sa porte et ma révérence par la même occasion. Et après ça? Le vide.

J'arpente ces murs depuis déjà deux mois. J'ai l'impression de les connaitre par cœur. Pourtant, tourner en rond n'a jamais pris autant de sens. J'ai marché. Marché sans m'arrêter. J'ai suivi le balcon dans sa boucle infinie en oubliant le temps qui passait ou le nombre de portes qui défilaient. J'ai regardé en contre-bas, distraitement. Observé le petit groupe devant la porte de l'infirmerie. Ceux qui ont aidé. Ceux qui ont provoqué. Sixteen et son pied blessé. Rouky et son absence. Qu'est-ce qui changera après ça? Quelles seront les conséquences à leurs actions? Peut-on seulement les anticiper? Pire, seraient-ils capables de recommencer?

Dans ma tête, ces questions ne cessent de se poser. Et quand l'une semble trouver un début de réponse, une autre revient à la charge pour tout démonter. La confiance et la sécurité. Ces deux choses-là viennent d'être dangereusement abîmés, si ce n'est brisés, et je ne sais pas quoi en penser. C'est ça. Je ne sais plus quoi penser. Je tourne en rond pour me donner l'impression d'avancer, mais je ne colporte que le vide et l'incertitude. Le doute. La peur? Peur de quoi? De qui?

Ce sont les bras croisés que je pousse avec hésitation la porte du 1-C. Dans le petit couloir, l'odeur humide du savon et d'une douche récemment prise embaume l'air. La porte de la salle de bain est ouverte. Le sol est humide. Quelques traces de pas s'effacent un peu plus loin. À moitié entré, j'hésite encore. Je devrais peut-être repartir. Je devrais certainement repartir, en fait. Je n'ai pas besoin de plus d'incertitudes et d'instabilités... Alors pourquoi suis-je ici? Pourquoi est-ce que je le cherche "lui", alors que tout ce qu'il m'a fait ressentir jusque là c'est frustration et doute? De la colère aussi, mais pas dirigée contre lui.

Et pourtant, j'entre en refermant derrière moi. Je jette un œil dans la chambre, vide. J'avance encore. Je passe l'angle du couloir. Il est là. Assit sur le canapé du fond, le regard dans le vide. Ses épaules nues dépassent de la couette dans laquelle il est enroulé. - ... Je savais pas où aller. - Je reste debout, incertain. Et s'il me foutait à la porte? Et s'il préférait rester seul? Je ne veux pas m'imposer. Je ne veux pas m'asseoir et donner l'impression de m'installer. D'une certaine manière, j'aimerais probablement qu'il me foute dehors, ça justifierait mon malaise. - Je sais pas pourquoi je suis venu ici. Excuse-moi... - Lâché-je un peu vite avant de commencer à pivoter.

Non, tu peux rester. Reste. S'il-te-plaît. Viens t'asseoir. - Mon cœur fait un bon. Je suis incapable de définir si je suis soulagé ou non. Il bouge un peu et je prends ça comme une invitation. De fait, j'ignore les deux autres sofas et vient m'installer avec lui. Malgré tout, je ne le colle pas. J'abandonne mes chaussures, m’assoit et replis mes jambes contre mon torse après m'être glisse sous la couette. Elle est de toute façon bien assez grande pour nous deux, même si nous sommes éloignés. Moi-même, je me retrouve replié contre l'accoudoir du fond. Silencieux. - Merci pour ton aide, au fait. - J’émets un grognement. Ou plutôt un simple son au fond de ma gorge. Une façon de dire que je l'ai entendu. Je ne sais pas si je dois être remercié. Je n'ai clairement pas agis pour l'être. Ça semblait simplement... être la bonne chose à faire sur le moment. Et maintenant?

Si tu veux parler, tu peux. Si t'as pas envie, c'est ok aussi. Dis-moi, parce que... j'ai un truc à dire et je sais pas comment le formuler et comment ça va être accueilli et je vais juste faire encore un peu semblant que ça s'est pas passé alors ouais, si tu veux raconter ta vie deux ou trois fois dans le détail ça me dérange pas parce que je sais pas quoi faire... - Mon regard ne l'a pas quitté une seule seconde. Bien sûr, je suis curieux de savoir ce qu'il veut dire. Ce qu'il n'arrive pas à dire. D'un autre côté, son regard refuse de venir à moi et je comprends qu'attendre pour le forcer à parler ne sert à rien. Il a besoin d'organiser ses pensées. C'est quelque chose que je fais depuis de trop longues minutes avec mes tours de balcons. - Je tourne en rond depuis un moment. - Finis-je par dire. - Enfin, je fais des tours de balcon. En marchant. En regardant en bas.

Je secoue la tête. Voilà que mes pensées m'échappent. J'ai une boule dans l'estomac et une pression serre ma gorge. Colère? Je ne sais pas. C'est une émotion qui m'est étrangère, en tout cas depuis mon éveil ici. - Tu voulais que je parle... Je sais pas quoi penser de ce qui s'est passé. Je comprends ce qui est arrivé. J'ai vu le trou et les dégâts. Et au final, je comprends aussi pourquoi c'est arrivé. C'est pas si compliqué. - Mon regard court dans le vide, comme si je regardais à l'intérieur de moi. De longues secondes passent. - Et pourtant je suis incapable d'y place le moindre sens moral. - Dis-je en levant le regard vers lui. - Ça ne fait aucun sens à mes yeux qu'on prenne un tel risque. Qu'on fasse prendre ce risque à d'autres qui n'ont rien demandé. Ils ont sacrifié l'infirmerie sur base d'une supposition...

J'ai ciblé le problème. Mon problème. Je le touche du doigt et c'est probablement pour ça que je me sens assez sûr de moi pour décroiser les bras. - Rouky et Sixteen... Ce sont les premières personnes qui m'ont abordé lorsque je me suis éveillé ici. Sixteen m'a mis au courant de tout ce que je devais savoir. Rouky m'a occupé avec quelques blagues amusantes. Je leur faisais confiance et... - Faisais. Imparfait. - Je leur faisais confiance et maintenant je ne suis plus sûr de ça. Je ne suis même plus sûr que ce soit une bonne idée. Après un coup pareil, est-ce qu'ils sont dignes de confiance? - Je me souviens de l'absence de Rouky et enfonce ma tête entre mes genoux. - Et si Rouky ne revient pas, je vais me sentir coupable de parler comme ça...

Je secoue la tête à la négative lorsqu'il dit que je risque de le détester. J'en ai le droit, bien sûr, mais ce n'est pas ce qui arrive. Il a tout autant droit à son opinion que moi et si la sienne sonne bien plus radicale, la mienne demeure instable. Je ne souhaite pas la mort à Rouky, pas même à Sixteen. Je ne leur souhaite pas souffrance ou perdition. Je souhaiterais seulement pour eux la capacité de faire de meilleurs choix, peut-être, mais de là à souhaiter que Rouky ne revienne pas... Je ne lui en veux pas, mais je n'aurais pas honte d'admettre que ce n'est pas une opinion qui m'aide beaucoup. Cela dit, il a raison. Les idées cons sont légions et ce n'est certainement pas la dernière ni la pire. Alors quoi? Devons-nous mieux les endiguer? Ou mieux les contrôler? Et le cas échéant: devrait-on agir à la source ou au moment?

Ça va te paraître improbable mais... J'ai appelé Aleksa tout à l'heure... - Je lève les yeux vers lui à nouveau. Discuter avec les dirigeants? Me dire ça après avoir parlé d'idées cons sonne prémédité, pourtant son raisonnement se tient. Je n'ai pas l'impression d'être quelqu'un de violent. Parler, communiquer, selon moi, permet de résoudre tout et n'importe quoi. Alors s'adresser à eux directement parait une très bonne idée, oui. Pas que cette simple idée ne fait pas bondir mon cœur un peu plus fort. - Et... Elle est venue. La Dame en Noir. Elle était là, et... - À ces mots, mon corps se tend. Je me souviens d'elle bien sûr. Ça fait tout juste une heure qu'elle nous est apparue, en bas. Une image difficile à oublier, quoi qu'ils en ont certainement les moyens. Étranges méthodes pour un endroit qui semble chercher à nous garder en vie et sain. - Et j'ai pas envie de mourir... Je veux pas crever, pas sans savoir qui je suis...

À la lueur blanche des ampoules au plafond, ses yeux se mettent à briller. Sa gorge se serre. Sa voix s'est brisée. Moi, je suis plongé dans une incertitude proche de la colère. Pleurer n'est pas à l'ordre du jour. Au mieux, trouver un mur incassable dans lequel frapper, mentalement. Mais lui... Stress? Déception? Culpabilité? Que se passe-t-il dans cette tête? L'une de mes jambes se détend dans un réflexe. Mon dos s'était tendu. Corps prêt à bondir pour l'enserrer dans mes bras avant même que j'en formule la pensée. Certes, j'ai eu la même idée avec Ace, mais là c'est différent. Là, c'est... organique. - Hey, regardes moi. - Dis-je en le poussant du pied. - Tu ne vas pas mourir. - Je laisse planer le silence une seconde, le temps que ma phrase s'empreigne dans son esprit. - Je pense que tu as raison. Ils ne veulent pas nous tuer. Sinon pourquoi en passer par toute cette installation et ces repas et tout le reste. À part d'une mise en scène sadique, mais franchement j'en doute. Cet endroit à un autre objectif, et il implique de nous garder vivants et sains. - Mon regard dérive vers le couloir sans même que j'y pense. Un geste de fuite inconscient, avant une question que je prononce du bout des lèvres. - Qu'est-ce que.. La dame en noir. Qu'a-t-elle dit? De quoi est-ce que vous avez parlé?

Je l'ai appelé sur un coup de tête, pour qu'on s'explique et en espérant mieux comprendre ce qu'ils voulaient obtenir avec cette Ruche, et pour aussi expliquer que les êtres humains ça fait de la merde quand c'est enfermé. - Je l'écoute attentivement. Mon regard est soudé à son visage. Il n'a pas eu tort, pas selon moi en tout cas. Il y a peut-être une confusion. Une incompréhension. Certains ne sont pas fait pour être enfermés, d'autres le gèrent simplement un peu mieux. Peut-être s'attendaient-ils à ce qu'on se tienne correctement malgré ça? Mais qui pourrait penser ça? Ça parait pourtant évident, non? - Elle ne m'a pas dit pourquoi on était ici, ni pourquoi nos souvenirs ont été effacés, mais elle a dit qu'il y avait une raison... Qu'on ne supporterait pas de tout récupérer d'un coup, ou quelque chose comme ça. - Ah. - Fais-je simplement. Certes, j'espérais une explication, mais je ne suis pas si surpris. Pas pour rien que le ton de ma voix est tombant. - Ça se tient. - Et d'une certaine manière, c'est rassurant. L'amnésie a une raison, et elle n'est pas malveillante. En assumant que c'était la vérité, bien sûr.

Je lui ai dit que j'avais peur des saboteurs, et de tous les cinglés qui préfèrent crever en entraînant les autres avec eux plutôt que de se pendre dans leur coin et la seule solution que j'ai pu trouver c'était... de maintenir les gens occupés. Avec un solarium ou une piscine, un truc qui évoque l'extérieur. - J'ai un léger sursaut. Un sourire. L'idée d'une vue vers l'extérieur me plait. Je ne peux pas dire qu'une piscine changerait ma vie, mais ça donnerait de quoi s'occuper. Et puis, un solarium, c'est bien une serre, non? Des plantes, peut-être? Une étendue verte? Ce serait agréable, c'est vrai. Pourtant, à la façon dont il en parle, il a l'air de douter. - J'ai rien trouvé de mieux. C'est le premier truc qui me soit passé par la tête, parce que j'avais parlé de l'océan avec 7 et... Même si j'ai aucun souvenir précis, je me souviens de soirées sur la plage. Du bruit apaisant de l'eau. Une piscine remplacera jamais ça, mais c'est un bon début, non ? - Bien sûr. - Lui dis-je en acquiesçant. Difficile de faire un feu dans le sable au bord d'une piscine, mais après tout, pourquoi pas. Difficile de faire un feu dans la Ruche, aussi, mais c'est une autre conversation.

J'ai le droit de demander un câlin ? - Un sourire passez sur mes lèvres à nouveau. - Toujours. - Dis-je en écartant les bras pour l'inviter à me rejoindre. Ça ne veut rien dire. J'ai le câlin facile. Je m'en suis rendu compte très vite. Je me suis aussi rendu compte que ça ne plaisait pas à tout le monde, mais ce n'est pas comme si je piégeais tout le monde entre mes bras. Lui, en revanche... Lui... Pourquoi est-ce que c'est différent? Ces sensations me sortent par les yeux. Il vient me rejoindre et je l'enserre avec tendresse. Je n'ai même pas à y penser. Tout semble immédiatement aller mieux. - Tu as bien fais de lui proposer ça. Ce sont de bonnes idées. - Dis-je doucement, le menton posé sur le sommet de son crâne. - On tourne en rond ici. De nouveaux espaces à explorer ne feront de mal à personne. Imagine pouvoir t'allonger dans l'herbe, ou flotter sur l'eau. Y'a de quoi se détendre. - Enfin, si personne ne décide d'exploser ces nouveaux murs... Chassant ces pensées inconstructives, je resserre un peu plus mon étreinte dans un soupir. Le temps s'étire. Le silence se pose. Le calme, bienfaiteur, s'installe. On est pas bien, là? Pourquoi est-ce qu'on est bien, là? - Ça va mieux?

Sans fourmis alors, on est d'accord, hein ? Mais sinon oui, ça va mieux... Et toi ? - Il cherche à lever la tête vers moi et je retire mon menton de son crâne. Proche. Très proche. Il détourne le regard. Dans cette position, je n'ai pas le choix de rester immobile. J'aurais dû me sentir gêné, peut-être, de cette proximité, mais je l'ai pris dans mes bras quelques secondes plus tôt sans même me formaliser. Qu'est-ce qui a changé? Rien. - Sans fourmis ou avec fourmis.. franchement c'est un détail. Ça fait que rendre l'expérience plus réaliste, non?

C'est amusant. Même pas embarrassant ni bizarre. Amusant. Un peu comique. Il est pour ainsi dire nu, allongé sur moi ou presque. Mes bras l'encadrent et le retiennent. Sa chaleur est impossible à ignorer, autant que le parfum qu'il dégage. J'en ai plein le nez. Plein le corps. J'en suffoquerais s'il était désagréable. Il ne l'est pas. Est-ce ce baiser? Nous a-t-il rendu si à l'aise l'un avec l'autre? Une familiarité qui laisse peu de place aux premiers abords maladroits? Premiers abords de quoi?

Dis... Est-ce que tu penses que c'est une bonne idée si on se désignait un chef...? - Un son vibre dans ma gorge. Une négation informulée. - Non. Pas pour moi, en tout cas. Avec les comportements et les caractères qu'on a ici, je doute que jeter la politique dans l'arène soit une bonne idée. Entre ceux qui prendrait ça trop à cœur et ceux qui n'en auraient rien à foutre et n'en feraient qu'à leur tête quand même... - Longue phrase. J'inspire. J'expire. - Pour moi ça créerait plus de problème que ça en résoudrait. On a franchement pas besoin de ça. La Ruche a déjà ses dirigeants. Je pense qu'ils toléreraient tout juste une quelconque montée de pouvoir ici bas. - Un rire monte et se meurt à l'image d'élections dans la Ruche. Les cas sociaux qui se présenteraient. Les cas sociaux qui, malheureusement, passeraient. - Par pure curiosité: tu désignerais qui si tu en avais le pouvoir?