Certaines choses lui échappaient. Si elle avait été honnête, elle aurait même dit qu'elle était déboussolée, paumée, affolée, en perte totale d'emprise sur sa vie, ses émotions, sa situation, et tout ce bordel de ruche qui n'avait rien de normal, quel que soit l'angle sous lequel on l’observait. Mais pour le moment, 123 privilégiait encore la folie douce à la folie furieuse, alors l'honnêteté attendrait son tour.
Quelques petites subtilités semblaient lui glisser entre les doigts, donc.
Un bâillement lui échappa, un de ceux peux gracieux qui découvre les amygdales et qui traîne en longueur, et 123 se frotta les yeux sans ménagement puis grimaça, trouvait par la nausée qu’elle traînait partout depuis plusieurs jours. Elle était épuisée. Et peu importaient les vitamines et autres cochonneries qui lui étaient proposées chaque jour sous diverses formes aux repas. Ce matin encore, la voix lui avait fait remarqué qu'elle manquait d’énergie alors que prostrée sur le bord du bord du lit, elle tentait tant bien que mal de faire abstraction du compagnon d'infortune qui devait partager son lit. Ça l’écœurait. Elle sentait sa présence, même sans qu'aucun contact physique n'ait été établi. Elle sentait son poids, sa chaleur, sa respiration. Une ou deux fois, au cours de ces nuits cauchemardesques, elle s’était imaginée l’étouffer dans son sommeil. Mais la Ruche ne l’aurait pas laissée s'en tirer à si bon compte et elle aurait dû trouver quelqu'un d'autre pour partager sa peine. Et puis bon, tuer était peut être un peu excessif, aussi.
Pour éviter qu'un geste malheureux ne lui échappe, et parce qu’elle avait vomi plusieurs fois au cours des dernières nuits du fait de cette promiscuité non désirée, elle tâchait de passer le moins de temps possible dans son lit et traitait le sommeil comme un besoin accessoire. Elle ressemblait à un panda mort-vivant et narcoleptique, mais cela valait le coup.
L’inconvénient – en dehors de la fatigue, la nausée, les maux de têtes, anxiété, le dégoût du jus d'orange à tous les repas et de la tête de déterrée – était que la fatigue lui faisait mélanger les langues. Puisque le traducteur automatique ou elle ne savait quoi était en grève, elle avait pu se rendre compte qu'elle pouvait parler un nombre impressionnant – du moins pour son cerveau engourdi – de langues. Le souci était que ses dominations étaient incompréhensibles. Dans la mesure du possible, elle essayait donc de limiter l'énurésie verbale dont elle avait fait preuve à plusieurs reprises déjà et tentait en même temps de parfaire son art de la synthèse. Mais la tâche était ardue et 123 commençait à fatiguer. Beaucoup.
Elle s'en était rendue compte lorsqu'elle s’était mise à pleurer parce qu'elle avait essayé d'utiliser sa cuillère pour couper sa viande et avait quitté sa table dans un éclat de colère enfantine et avait décrété que tout ça c’était « vraiment que d'la merde » dans un mélange approximatif de sanglots et de français. Il lui avait donc semblé qu'un petit temps loin des autres et des cuillères s’imposait et fuyant les logements de peur de céder à l'appel de son lit et de devoir s'allonger encore une fois à proximité d'un autre corps, elle avait marché d'un pas décidé, le sourcil froncé et les poings serrés, vers la serre.
Elle s’était trouvé un coin calme, s’était accroupie, les bras croisés et le front lourdement appuyé dessus, puis avait fermé les yeux. Pas pour dormir, non. Juste pour reposer ses paupières. Elle réfléchissait. Voilà. Mais la réflexion avait alourdi sa tête et elle finit par perdre l’équilibre, s’effondrant probablement contre… une jambe ?
Elle jura dans une langue qui ne lui avait pour le moment servi qu'à cet effet et leva les yeux pour identifier son indésirable pilier.
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