Je suis nutritionniste... [F03-123]

Le temps ici s'écoulait si lentement que 247 se demandait comment il avait pas fait pour devenir fou. Ou coucher avec les premiers venus. Parce qu'il ne savait pas vraiment ce qu'il se passait là-haut, mais ça n'allait plus. Plus il essayait de savoir s'il était attiré davantage par les hommes ou par les femmes, ses hormones alliées à son ennui lui explosaient à la figure. S'il s'écoutait, il baiserait non-stop, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à faire. Et puis, il ne cracherait pas non plus sur l'endorphine et l'illusion éphémère d'être vivant, et la chaleur d'une autre peau.

Mais rien ne s'était passé. Il était resté sage, gardant ses vices dans l'espace sûr qu'était son esprit. Tant que l'extérieur ne voyait rien, il pouvait encore conserver l'illusion que tout allait bien. Et la vie reprenait son cours, horaires réglés comme du papier à musique, sans exception. Ce jour-là, la machine à bouffe avait décidé de lui offrir un poulet entier, rôti, mais sans rien d'autre. Genre, juste un poulet. Dire qu'il ne pouvait même pas le partager sous peine d'infraction... C'était stupide.

Il s'avança vers les tables, essayant de ne pas paraître gêné d'avoir autant de bouffe, quand certains seraient sûrement plus mal lotis. Pour le moment, il n'y avait que lui, et une femme à qui il n'avait encore jamais parlé.

— Je peux m'asseoir à côté de vous ?

Il avait dégainé son plus beau sourire alors il n'y avait pas de raison pour qu'elle l'envoie paître. Sauf peut-être le seum de pas pouvoir toucher à ce magnifique poulet que 247 ne pourrait sûrement pas dévorer seul. À moins que... Il avait faim, après tout, ce matin il n'avait eu qu'une jelly à l'orange, après tout.

— Ça commence à me fatiguer ces histoires de machines qui déconnent...

247 soupira, et commença à attaquer le blanc du poulet. Cette Ruche, c'était la tristesse. Vraiment.

On avait tôt fait de se plaindre quand on ne savait pas ce que les autres enduraient. 247 regarda la soupe de brocolis de sa voisine de table comme s'il remettait tout en cause, comme si sa vie prenait une autre perspective. Pourquoi ne pouvait-il pas partager son repas avec elle ? Il avait tellement peu de légumes à manger qu'il en venait à vouloir goûter à sa soupe, c'était incroyable ça non ?

— Je crois bien que trop de n'importe quoi devrait être interdit...

247 n'avait pas les détails de pourquoi tout déconnait, et surtout les machines à bouffe. Elles n'allaient pas normalement depuis le début pour lui, donc il n'avait aucune explication à apporter à 123, malheureusement. Quant à parler de son propre "repas", si on pouvait appeler ça comme ça...

— Bah oui j'ai faim mais pas à ce point-là ! Je sais pas si on peut en garder pour le repas suivant mais le problème dans ce cas là c'est la conservation. Vu la méthode adoptée pour les repas, c'est logique qu'on n'ait pas de frigos dans nos logements, alors que franchement, ce serait pas du luxe.

Au moins pour avoir de l'eau au frais et pas être obligé toujours d'aller en chercher au robinet. Quelque chose gênait profondément 247 dans tout ça d'ailleurs, au-delà du fait qu'il était bloqué dans une Ruche, bien sûr. Il allait en parler à sa voisine, mais elle le devança en se présentant.

— Oh ? Ce n'est pas une comptine. 247. Ce chiffre ne m'évoque rien, comme tout le reste...

Nan pas tout le reste. Y'avait bien l'autre lâcheur qui lui évoquait plein de choses, mais pas assez pour que les souvenirs ressurgissent, peu importe à quel point 247 donnait de sa personne et de son poignet. Il soupira.

— J'aimerais tellement avoir juste... une cuisine. Ou un truc du genre. Je crois que je devais cuisiner. Là, c'est tellement... froid.

La bouffe n'était pas froide techniquement et c'était déjà un exploit. Il reprit un peu de son poulet, songeur. Il l'aurait bien vu accompagné d'une purée et d'une ratatouille maison, mais hé, fallait bien faire avec ce qu'on avait.

Tout en mangeant son poulet, 247 se perdait dans ses pensées. Elles étaient mornes et c'était du coup une chance qu'il se soit installé près de 123. Ses pensées à elle semblaient aller dans tous les sens, et il trouvait ça à la fois amusant, adorable et intéressant. Derrière ses apparences de non-sens, il y avait tellement de choses à dire et 247, étrangement, pensait la suivre et la comprendre.

— Je vois, chaque chose a besoin d'un complémentaire, son opposé. C'est un peu trop hétéro comme rhétorique, mais je peux comprendre qu'on la trouve séduisante. Je sais pas si je suis d'accord avec l'idée que le bien a besoin du mal pour exister. Ce genre de phrases, c'est souvent des sales cons qui les balance pour justifier leurs actes. Ça veut pas dire que c'est de la merde, juste que c'est... dangereux. Comme tout.

Lui aussi ne faisait plus vraiment sens, et repartit à manger après s'être présenté. Oh, elle voulait une comptine avec 2 4 et 7 ? Ça allait être compliqué, mais dans son désert de souvenirs, 247 savait qu'il était sûrement capable de composer une chanson. Il lui laisserait bien sûr tout le loisir de lui en écrire une, mais la compétition était trop tentante pour qu'il la refuse. D'ailleurs, en parlant de cuisine, 123 évoqua le fait qu'elle faisait de la couture et... de la musique ? Intéressant, encore une fois.

— Vous êtes musicienne alors ? Quel instrument ? Si vous vous en souvenez, bien sûr. Je suis sûr que je devais être musicien mais j'arrive pas à me souvenir de quoi. Pas en orchestre, mais pour le reste...

Il aurait pu être batteur, pianiste ou guitariste, à chaque suggestion son cerveau ne réagissait ni plus ni moins qu'à la suggestion d'avant. Bref, il n'en savait toujours rien. Quant aux passe-temps et à la déco...

— Si on pouvait aller dehors, on resterait sûrement pas ici déjà. Et puis on peut peut-être utiliser les peintures de l'espace créatif pour mettre de la couleur... Quoique personnellement, ça m'intéresse moyen.

Jouer de la musique, en revanche... D'ailleurs, s'adossant dans sa chaise, il songea à cette comptine. Qu'est-ce que pourrait bien raconter sa comptine à lui ? Des idées se bousculèrent et finalement, il regarda 123 en chantant à voix basse :

Deux yeux pour te regarder
Quatre griffes sur ta peau
Destination ciel numéro Sept

— Bon le prenez pas personnellement hein, vous êtes charmante soit dit en passant, mais je ne pensais pas à vous, déso pas déso.

Il éclata de rire, tellement c'était incongru. La Ruche lui faisait sûrement péter un câble ou deux là...

La conversation partait dans tous les sens et 247 avait bien du mal à suivre : il fronça les sourcils en essayant de comprendre ce qu'essayait de dire 123, mais abandonna rapidement. C'était pas grave, après tout : on dirait qu'elle parlait juste parce qu'elle pouvait. S'entendre parler, faire du bruit, c'était aussi avoir l'écho de notre existence. C'était si facile d'oublier qu'on était vivant dans un endroit aussi glacial.

— Un équilibre ouais, j'aime l'idée.

Il allait rester là-dessus et pas trop l'asticoter, sous peine qu'elle parte dans une thèse imbitable sur la cosmogonie de la Ruche et toutes ces conneries. Bon, elle allait loin mais 247 devait admettre qu'elle n'avait pas tort concernant leurs souvenirs manquants et le fait qu'ils pouvaient très bien s'inventer une vie. Ça aiderait sûrement la pilule à passer, repousser un peu plus loin dans son esprit le fait que tous les souvenirs liés à sa vie antérieure étaient verrouillés dans une boîte noire. L'idée de mimer l'instrument n'était pas stupide : 247 trouvait que quelque chose clochait avec ce que faisait 123... Il essaya pour déconner, et se retrouva à avoir une sensation de familiarité rassurante.

— Ok. La guitare ouais, ça me parait bien.

Il regarda le bout de ses doigts de la main gauche et remarqua pour la première fois que leur peau était un peu plus dure. Merde, avec ces conneries de Ruche, il allait perdre la corne qui lui permettait de jouer sans trop avoir mal. Bravo le veau.

— Essaie de chanter, je te dirai déjà si c'est juste. Un de mes super pouvoirs.

Il s'en était rendu compte assez vite qu'il avait un truc avec la musique, et si 123 avait été cantatrice, il allait le capter tout de suite, il en était certain. Quant à ce qu'il voulait être lui... Il haussa les épaules. Aucune idée. Il avait déjà sa comptine à composer, ce qu'il fit, tout en s'excusant du fait qu'elle était suggestive mais pas à destination de 123, aussi bien conservée puisse-t-elle être. Elle ne le prit pas mal (oh, c'est chou comme surnom, Sweety) et le complimenta au passage.

— Au moins on est d'accord sur un point...

Son idée de jeu était cool, cela dit. Pas quand il s'agissait de savoir ce que lui avait été, parce qu'il n'en savait rien (un chanteur à la noix, sûrement, du genre connard avec une guitare qui chante Wonderwall dès qu'il y a un feu de camp qui pope), mais s'il s'agissait des autres, ce serait déjà beaucoup plus drôle.

— Je connais pas tant de monde que ça dans la Ruche mais je suis sûr que 42 faisait un métier chiant que tout le monde déteste. Genre... Inspecteur des impôts.

Et ouais, quitte à charger quelqu'un, hein, il n'allait pas chercher loin.

247 se sentait véritablement enthousiasmé par le "magnifique" de 123 : il fallait célébrer jusqu'aux plus petites victoires dans un endroit pareil, sans quoi on sombrait bien vite. Et déjà, 247 se sentait attiré par le fond, tenté de laisser les jours passer en regardant la Ruche dans le blanc de ses murs. Et en parlant de couleurs, 123 se mit à chanter. Elle ne savait pas à quel point ses paroles pouvaient se peindre dans l'esprit de 247, taches d'aquarelle se délavant au contact de l'eau. C'était joli, juste à défaut d'être vraiment confiant et puis la chanson était belle. 247 la connaissait, et elle lui revenait aisément. Un arc-en-ciel tiens... Cela lui évoquait quelque chose... Plein de choses en réalité.

— T'as une jolie voix, même si je doute que tu sois chanteuse lyrique. Désolé.

247 sourit doucement, et se laissa un temps porter par les images d'arc-en-ciel. Six couleurs, pas sept. Mais après tout, ça faisait sens, ça n'expliquait rien qui ne soit pas déjà affreusement évident, mais ça apportait quelques précisions. Des badges, des drapeaux, de la fierté mêlée à la colère, les sensations lui revenaient et pour une fois, quelques images. Rien de très net, que du flou et seulement pour quelques secondes fugaces. Mais tout de même, songea 247, cela devait vraiment faire partie intégrante de sa vie pour que le premier vrai souvenir à refaire surface soit une Marche des Fiertés.

Il n'avait pas eu le temps de reconnaître la ville, encore moins les visages à côté de lui, que le souvenir s'effaça. Quelques secondes. Rien de plus. Il revint à 123 comme si de rien n'était, préférant encore garder pour lui cette nouvelle qui n'en était pas vraiment une. Bravo 247, t'as ton badge d'homosexualiste confirmé. Comme si on en doutait.

C'était bien plus drôle d'imaginer 42 en inspecteur des impôts et un certain 379, que 247 n'avait malheureusement jamais rencontré, en comptable ou agent secret. 247 éclata de rire, se disant qu'il y en avait forcément qui avaient eu des jobs de merde.

— T'imagines, si ça se trouve on a des responsables marketing et autres consultants à la noix, ils doivent se sentir bien inutiles maintenant !

Ouais, et toi alors ? À chanter et faire ta tchoin, tu sais faire quoi ? T'étais quoi avant ? Rockstar ? Du coup, tu servais pas non plus à grand-chose, déso pas déso.

Aïe. Ça l'avait frappé comme une balle dans la tête, et son rire mourut lentement. Il inspira un grand coup, sentant une espèce de crise de panique venir réduire son cœur en poussière.

— Désolé, je ne me sens pas très bien d'un coup...

Il pouvait prétexter qu'il avait trop mangé, ou trop vite, ou que son régime alimentaire stupide avait quelques conséquences, mais il ne se fatigua pas. Il resta assis cependant, ne voulant pas donner l'impression qu'il fuyait une aussi charmante dame.

— Mais c'est rien, on peut continuer à jouer !

Oh non, elle n'était pas non plus comédienne, à moins qu'elle ait fait exprès de cabotiner comme elle venait de le faire. Cela fit rire 247, qui ne tarde pourtant pas à partir dans un flashback étrange. Étrange et largement anti-climactique. Et puis il réussit à se mettre mal tout seul, alors que 123 lui répondait. Alors il voulait bien rebondir sur cette histoire de passé, mais son cerveau s'était comme arrêté l'espace d'un instant, et il avait du mal à redémarrer.

Quand ses neurones se reconnectèrent, il se rendit compte qu'il n'était pas du tout d'accord avec 123. Alors oui, il voulait bien avancer, mais pas de façon aussi oublieuse. Il fronça les sourcils et revint sur la conversation.

— J'aimerais bien avancer aussi, mais pour ça j'ai besoin de savoir un peu ce qu'il s'est passé. Je veux dire, je comprends que certains ont pas envie de savoir, mais moi je peux pas. J'ai failli récupérer des souvenirs, j'en suis sûr, et depuis... Ça tourne là-haut. Beaucoup trop vite.

Enfin, il ne pouvait pas lui en vouloir d'essayer de trouver des solutions et du positif plutôt que de sombrer dans un marasme comme lui pouvait le faire. Son humeur était devenue changeante, et il détestait ça. Il était sûr que ça irait mieux dès qu'il aurait quelques réponses, cependant elles commençaient à tarder.

Alors oui, il pouvait se faire plaisir avec ce qu'il y avait devant. Il avait même déjà commencé, d'ailleurs... Il haussa les épaules. Ne pas y penser pendant quelques temps ne pouvait pas lui faire de mal après tout.

— Je vais essayer ouais...

Et le jeu reprit, avec une jeune demoiselle qui passait devant eux. 247 n'avait pas le souvenir de lui avoir jamais parlé, mais il aimait sa façon de marcher, et son allure élégante malgré les circonstances.

— Danseuse. Je sais pas, elle a quelque chose de très... mélodieux. C'est musical quand elle bouge.

Voilà, il avait arrêté de penser à son passé et c'est comme s'il avait arrêté de penser tout court. Ce qu'il disait ne faisait aucun sens, mais il le disait quand même, parce que pourquoi pas et surtout parce que 123 n'allait pas le juger. Bon, il se mit à rigoler juste après, quand même. Fallait pas qu'il se laisse bouffer par un passé qu'il ignorait... Peut-être que 123 avait raison, après tout.

247 n'a pas l'impression qu'il aussi changeant que ça. Il luttait contre deux tendances, entre le masque de bonne humeur et la véritable aura bienfaitrice de son interlocutrice, et les questions qui le tiraient vers le bas, celles qui n'avaient pas de réponse. Il faisait un effort, en se disant que s'il y croyait assez fort, il finirait par trouver commence avancer malgré un passé au mieux morcellaire.

— J'imagine que c'est plus simple si on a aucun souvenir oui, c'est moins frustrant. Et je dois dire que niveau couleurs, tu rayonnes !

Quant à trouver de quoi s'occuper, 247 avait bien son côté théâtral qui le faisait chanter et raconter des histoires, comme il l'avait déjà dit, mais ça atteignait bien vite ses limites. Peut-être qu'avec un instrument il s'ennuierait moins, surtout un qu'il ne maîtrisait pas. Donnez-lui une cornemuse ou un accordéon, qu'il s'occupe ! Et accessoirement qu'il s'attire les foudres des abeilles agacées de l'entendre mal jouer aussi...

Mais 123 aborda un sujet étonnament intéressant pour 247. Il n'aurait pas dû se sentir si concerné, si... hypé pour du maquillage. What the hell.

— C'est super bien ! Du maquillage, de la couture mais... Ouais ! Histoire de briser l'uniforme là, je trouve ça absolument génial. J'ai tellement envie de voir ça ! Tu serais encore plus belle en étant apprêtée, dans une jolie robe et des escarpins... Ces fringues sont déprimantes en vrai.

Il validait les jeux aussi, mais son esprit resté bloqué sur le maquillage et les vêtements. Tout ce qu'on pouvait faire avec des ciseaux et du fil, c'était incroyable. Oh dear. Il venait de comprendre un truc.

— Alors, je sais pas ce que je faisais de ma vie, mais apparemment, la couture ça me parle.

Sérieux. Il était quoi avant ? Couturier ? Cosplayer ? Peut-être qu'il faisait du théâtre... Il se perdit dans ses pensées assez longtemps pour que le jeu ne revienne sur la table et qu'ils ne parlent de 013. 247 nota dans un coin de sa tête qu'elle aussi était couturière... Franchement, avec un peu de matériel, il y avait sûrement moyen de briser la monotonie blanche de la Ruche.

Une autre femme passa devant eux, et 123 la désigna. Encore une femme que 247 ne connaissait pas ; damned, il ne connaissait vraiment pas grand-monde, mais elle lui donnait une impression de froideur, sévère.

— Un peu de respect ! Elle était peut-être ministre de l'économie avant !

Il se marra de sa propre bêtise, en imaginant 023 en tailleur et tirée à quatre épingles. Ça lui irait bien et très franchement... Il n'aurait pas dit non. Ouais. Validé. Super sexy.

T'as un problème gars.

Si on lui avait dit qu’il finirait à discuter chiffons avec un arc-en-ciel sur pattes, il en aurait sérieusement douté. Mais il était pourtant là, à se demander pourquoi il se sentait aussi enthousiaste à l’idée de manipuler du tissu et des fards, aussi rudimentaires ces derniers puissent être. 123 ne semblait pas spécialement bouleversée qu’il s’y intéresse, au contraire : elle n’eut aucune remarque, rien, elle l’invita juste à les rejoindre. Après tout, si elle avait déjà commencé à réfléchir à ces choses là accompagnée d’un homme, elle n’allait sûrement pas s’étonner qu’un second les rejoigne. Et pourquoi 247 se prenait-il autant la tête d’un coup ?

— Ouais sans problème ! Je sais pas trop ce que je vais pouvoir faire, j’ai pas vraiment d’affaires à moi justement, je…

Il ne conservait aucune fringue, s’en foutant allègrement et n’aimant de toute façon pas laisser du bazar derrière lui. Il était évident qu’avec la règle du soir, il y avait des gens qui dormaient dans sa chambre, comme lui dormait ailleurs : il n’aurait pas aimé retrouver des trucs dégueu alors il évitait aussi d’en laisser. Sans être maniaque, hein… mais la conséquence de tout ça, c’est qu’il n’avait pas vraiment d’objets personnels. À part un carnet, peut-être.

— J’ai tellement hâte de voir ta robe ! Pour les talons par contre, je vois pas trop ce qu’on peut faire, à part demander à Aleksa… Et encore. Les règles ici sont si absurdes qu’on aurait tôt fait d’avoir des escarpins mais UNIQUEMENT ça. Franchement. Ce serait marrant à voir, en fait.

Mais oui, la couture était un passe-temps plutôt cool, et sûrement plus sain que d’observer la Ruche à la recherche de la prochaine personne avec qui flirter. Il se figurait que ça demandait assez de concentration et de précision pour qu’il ne puisse penser à autre chose, et c’était exactement ce dont il avait besoin. Il hocha la tête pour 123, se disant qu’il allait peut-être pouvoir se montrer créatif sans casser les oreilles de personne.

Quant à leur petit jeu, il reprit avec 023, une femme à laquelle 247 n’avait jamais parlé. Apparemment plutôt sévère, austère, sexy aussi hein, mais ça c'était 247 qui s'égarait. De toute façon, tout le monde ne pouvait pas être un rayon de soleil. Plus sérieusement et loin des fantasmes de maîtresse méchante, 247 lui trouvait une beauté froide et distante qu’il appréciait beaucoup. Elle lui rappelait quelqu’un, bien qu’aucun visage n’apparut dans son esprit. Il n’y avait que les sensations, l’impression d’être très proche de quelqu’un que les autres considéraient comme distant… D’être la Belle d’une Bête.

Mais oui, il pouvait très bien y avoir des personnalités royales dans la Ruche (ce serait logique d’ailleurs), raison de plus pour bien les habiller.

— Oh des mètres de soie, pour vêtir les rois et les reines qui s’ignorent, j’imagine bien ! On pourrait même faire des défilés et proposer les vêtements aux gens qui en veulent, ou en re-faire pour eux si la taille convient pas. T’en penses quoi ?

Cela faisait bien dix minutes que 247 ne touchait plus à son énorme poulet : il n’avait plus faim, et ne savait pas trop quoi faire de ce qui serait sûrement un énorme gâchis.

La couture… La discussion avec 123 avait ouvert une porte dans son esprit, et l’appel d’air foutait le bordel. Il se demandait exactement pour quelle Fierté il avait marché dans son souvenir. Il avait un tas d’idées de vêtements dans la tête, des images et des techniques qu’il apprises, et dont il était absolument sûr. Les pièges de la robe chasuble doublée, les godets, les manches ballons, les cols et les triplures… Tout un pan de vocabulaire le frappait comme une balle dans la tête, ouvrant un nouveau rayon, non, un nouvel étage à sa bibliothèque mentale.

Alors oui, il avait vraiment hâte de participer à l’atelier couture et customisation de la Ruche, même si pour le moment, il n’arrivait pas à se décider sur quoi faire.

— Je saurais sûrement pas quoi faire, mais oui, je viendrais. Merci pour l’invitation !

Il ne lui semblait qu’il n’y avait que des fringues féminines dans son répertoire, maintenant qu’il y réfléchissait. Peut-être cousait-il pour quelqu’un, même s’il en doutait. La seule possibilité, la seule solution, une fois qu’on a éliminé tout ce qui ne collait pas, était sûrement la vérité. Et il n’était pas exactement prêt à la regarder en face.

Alors il détourna l’attention en disant qu’il aurait aimé voir plus d’escarpins (faudrait que t’apprennes à détourner ton attention plus efficacement chéri, parce que c’est pas ça), de hauts talons… Quand vraiment, même des ballerines ou des santiags ça changerait un peu des horreurs de la Ruche. Franchement, tout le monde en haut talons, ce serait terriblement rigolo !

— J’en connais qui auraient l’air bien idiots, je veux voir ça !

42 qui marchait en canard, ce serait à mourir de rire. 123 était d’accord, et il rit avec elle. Il faillit juste ajouter un “moi aussi” lourd d’implications. Les mots restèrent dans sa gorge, et il tenta de masquer toute sa perplexité.

Ils jouèrent encore un peu, alors que 247 finissait son repas et essayait de ne pas trop ruminer ce qu’il venait de se prendre dans la face. Ici, les rois et les reines vivaient comme tout le monde, et s’il allait sortir de l’uniformité avec ses fringues, 247 ne se sentait pas exactement prêt à sortir totalement de son placard blanc. Ou alors… Un orteil après l’autre. Entre personnes de confiance.

— Ouais, je passerai vous voir ! J’ai vraiment hâte. Merci beaucoup. Je… Je pense que je vais y aller, je crois que je commence à avoir mal à la tête.

Ouais, la bonne excuse. Elle n’était pas totalement fausse, mais il n’avait pas vraiment mal. C’était surtout qu’il avait besoin de temps pour réfléchir sur tout cette petite discussion impliquait et ce qu’elle révélait de son passé. Trop, et pas assez.