(h02-211&f03-806) how do you sleep ?

La solitude, douce et amère à la fois. Elle se plaisait à éviter les autres, préférant observer et écouter ce qu’il se disait. Un sentiment d’euphorie s’emparait d’elle dans ces moments-là, et c’était bien l’un des seuls sentiments positifs qu’elle pouvait ressentir depuis son réveil en ces lieux. De l’euphorie mal placée, puisqu’elle avait l’impression d’être invisible, voire non présente, à tort. C’était une échappatoire, un prétexte pour sortir de cet enfer. Depuis le début, elle n’éprouvait que de la peur, elle se noyait dans ses angoisses, cet endroit était malsain et rien de positif ne pouvait résulter de ce lieu. La veille, elle avait passé la journée assise dans un des canapés près de la bibliothèque, à faire semblant de lire un livre qui n’avait vraisemblablement aucun sens pour elle. De toute façon, le bouquin ne l’intéressait pas. Elle écoutait les conversations voisines. C’était dur de se rendre compte que certaines personnes vivaient plutôt bien la situation, une belle claque. Qu’est-ce qui ne clochait pas chez elle ? Elle avait appris que tous ne se réveillaient pas en même temps, des amitiés et même des attirances semblaient naître. Les autres mangeaient, dormaient, jouaient, faisaient du sport, comme si tout ça était normal. Pour le moment, elle ne savait pas encore si c’était elle qui était rationnelle avec sa terreur ou bien ces autres êtres tout de blanc vêtus.

Encore un réveil difficile ce matin. La brune avait du mal à dormir et cela commençait à se voir sous ses yeux. Des petits cernes commençaient à se dessiner. A l’inverse des bleus qu’elle avait sur tout le corps, qui s’estompaient un peu plus au fil des jours. Après s’être douchée et changée, elle remit sa montre rose avant de quitter le logement. Elle souhaitait faire un tour du côté de l’infirmerie, histoire de voir s’il n’était pas possible de régler son problème de sommeil. Mais avant, elle s’arrêta au coin repas en passant son bracelet devant la machine qui lui fournit plateau, jus d’orange, pain, confiture et yaourt grec. Elle fit la moue en allant s’asseoir, non pas que ça lui déplaisait, mais son estomac était noué, elle aurait bien du mal à avaler quelque chose. Même le pain, qui sentait très bon et dont elle était sûre que c’était un aliment qu’elle appréciait car l’odeur la faisait saliver…Elle poussa un soupir. Non, ça ne passait pas. Elle se contenta de boire le jus d’orange et de prendre deux, trois cuillères de yaourt, après quoi, elle jeta le reste à la poubelle et posa son plateau dans l’encoche, où il resterait toute la journée.

Sans faire attention à ce qu’il se passait autour d’elle, le regard perdu dans le vide, elle marcha jusqu’à la porte de l’infirmerie. Là, elle y trouva un long couloir tout aussi blanc et immaculé que le reste de cette foutue prison et de chaque côté, une porte. Plouf plouf. Elle ouvrit celle de droite et s’aperçut que la pièce était occupée. « Ah pardon, je savais qu’il y avait quelqu’un. » Elle s’autorisa un rapide coup d’œil à la salle puisqu’elle la voyait pour la première fois. Un brin curieuse. Est-ce qu’on venait se soigner seul ou bien y avait-il des docteurs ? Autrement dit, l’homme en face d’elle était-il médecin ? La pièce était à l’image du reste, comme stérilisée. On aurait dit un hôpital. Elle amorça un mouvement pour refermer la porte, dans le but d’aller jeter un coup d’œil de l’autre côté, là où il n’y aurait personne.

C'était une routine qui lui allait bien. 211 ne tardait jamais vraiment à se lever, il faisait un peu de sport, se douchait et venait manger avant d'aller s'installer dans l'infirmerie avec un livre. Nul doute qu'il ne devait pas lire beaucoup dans son ancienne vie, parce que les mots luttaient contre lui, comme si le livre refusait de se lire. Ou comme si la lecture avait été un passe-temps de nécessité plutôt que de plaisir. Comme si... comme s'il avait déjà été en prison.

Il regardait ses tatouages, ses cicatrices, faisait le lien entre ce qu'il savait de son corps, de ses connaissances techniques, de ce que ses sentiments lui disaient. Il détestait ça, mais il devait forcément avoir fait de la taule auparavant. Il se laissait plonger dans ses réflexions (il ne se souvenait toujours pas, pas vraiment) et n'en sortit qu'en entendant une voix inconnue.

— Pas de soucis. H02-211, je fais des gardes à l'infirmerie... Tu as besoin de quelque chose ?

La jeune femme semblait nouvelle, parce que 211 ne l'avait jamais vue. Oh il était loin de connaître tout le monde dans la Ruche, quand bien même cela faisait largement plus d'un mois qu'il y était. Mais quelque chose dans son visage, son expression trahissait sa nouveauté. Elle avait l'air d'avoir besoin d'aide. 211 reposa donc son livre, et observa un peu plus la jeune femme.

— Tu es ? Enfin, ton matricule, je suppose que tu n'as pas encore de surnom... Tu viens d'arriver ?

Cela lui semblait être de plus en plus une évidence, mais il fallait parfois souligner les évidences pour faire avancer un peu les choses.

Il y avait pas mal de monde dans le complexe, mais elle n'avait adressé la parole qu’à deux, trois personnes depuis son premier réveil. Elle avait dû aussi se rendre à l’évidence, ils étaient tous dans le même bateau. Mais qui ? Et pourquoi leur faire subir cela ? Elle n'arrivait pas à se sortir ces questions de la tête, et elle n’était pas prête d’arrêter de se les poser, puisque visiblement, la brune allait passer un sacré bout de temps ici. Elle aussi, elle allait peut-être se souvenir, créer des liens, arrêter d’avoir peur, survivre à tout ça, malgré tout ça. Faire quelque chose de cette vie, merde ! Tout comme l’homme qui se tenait en face d’elle. H02-211. De garde. Elle avait dû le déranger en pleine lecture, mais il n’était pas là pour lire dans un coin sans être dérangé, non.. Il attendait précisément ici pour offrir ses services à qui lui demanderait. Il avait pris les devants, ne se laissait pas abattre et faisait quelque chose de cette nouvelle vie. Piquée d’un soupçon de jalousie, 806 répondit à la négative. « Euh, non c’est bon. » Elle pouvait se débrouiller toute seule.

Elle baissa les yeux, elle allait partir quand il lui demanda son matricule. Elle ne s’était même pas présentée… Finalement, elle ouvrit grand la porte, toujours en tenant la poignée. « Oui désolée, je suis F03-806, enchantée. » dit-elle avec un petit sourire gêné. « Je suis arrivée y a deux jours. » Une légère hésitation puis « Et toi ? » Il était de coutume de se tutoyer dès la première rencontre, c’était naturel et un détail pour la brune.

À quoi bon lutter contre ses démons et faire la fière ? Confiance ou pas, elle était venue ici dans un but. « C’est toi le médecin ? Parce que j’étais venue voir si y avait des médicaments pour m’aider à dormir. » Impossible pour le moment de mentionner ses angoisses, elle en avait honte. Lâchant enfin la porte, 806 s’autorisa à entrer un peu plus dans la pièce tout en s’approchant de 211. Plus elle avançait, plus elle devait lever la tête pour le regarder. Il était grand par rapport à elle. Et s’il faisait partie de ceux qui l’avait mise là ? Cette pensée lui traversa l’esprit mais n’y resta pas bien longtemps. Non, c’est impossible, il était habillé de la même tenue blanche et grise que tout le monde portait ici. Et quelque chose dans son regard suggérait qu’il était encore un peu perdu. Cela dit, s’il était dans cette pièce, c’est qu’il avait peut-être retrouvé un bout de mémoire perdue. 806 vint s’appuyer contre un meuble. « Alors, ça fait quoi de se souvenir ? » La question trop indiscrète était maladroitement posée. Mais la jeune femme restait curieuse et sincère.

La jeune femme était visiblement timide, pas très à son aise (euphémisme), ce que 211 pouvait comprendre. Il se savait assez intimidant, mais il n'avait jamais mordu personne. Ou alors c'était avant la Ruche. Ça ne le gênait pas plus d'être dérangé dans sa lecture parce que s'il avait simplement voulu se faire un roman, il aurait été dans le salon et pas dans l'infirmerie, effectivement. La jeune femme voulait déjà partir, sûrement surprise de trouver quelqu'un dans un coin qu'elle pensait désert, mais elle se présenta et... lui posa une question. Elle avait peut-être besoin de parler, aussi.

— Ah oui, tu es toute nouvelle... Je suis là depuis plusieurs semaines. Plus d'un mois c'est sûr, le reste est assez flou.

Il n'allait pas aller dans les détails de ses premiers jours, qui avaient été très confus à cause de son sevrage forcé. Au moins 806 ne semblait pas avoir ce problème, et c'était une bonne chose pour elle. Ça n'aurait fait qu'ajouter de la souffrance sur l'anxiété, et elle n'avait pas besoin de ça. Avec un sourire, il hocha la tête à sa seconde question.

— On est au moins deux, mais oui. L'autre on l'appelle Doc, c'est un grand noir.

Pas beaucoup moins intimidant que 211, mais tout aussi professionnel, de ce qu'il avait pu en voir. Cela dit, son sourire s'effaça rapidement quand il comprit qu'elle était venue en quête de médicaments. Il secoua tristement la tête :

— On n'a pas de médocs, désolé.

Il y avait peut-être quelque chose à faire du côté de la méditation pour permettre à 806 de trouver un peu de calme, songea 211. Il allait lui en parler quand elle lui coupa l'herbe sous le pied en lui posant une nouvelle question... Qui le destabilisa assez pour qu'il fronce les sourcils. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais les mots tardèrent à emplir la pièce. Quelques secondes plus tard seulement, le verdict tomba :

— Je ne me souviens pas vraiment, en fait. Je sais que je sais, j'ai ces connaissances là, et le reste est plus ou moins inscrit sur ma peau. Je me souviens pas, j'ai juste fait des déductions. Et toi, il y a des choses que tu sais faire sans savoir comment ou pourquoi ?

211 tentait, même si 806 lui paraissait bien jeune. Ç'aurait été sûrement plus compliqué pour lui de connaître l'étendue de ses compétences techniques s'il avait encore été en apprentissage. Vu son âge (approximatif, parce qu'il n'en savait rien non plus), il avait forcément fini ses études. Rien ne disait non plus que 806 avait des compétences techniques. Elle aurait très bien pu être étudiante en littérature, et ça, ça c'est quand même plus discret qu'un médecin niveau techniques.