Light it up. || Ft. Moby

Vous savez ce que ce retour à la normale a engendré? La sédentarité. Pendant des mois, je passais de lit en lit et de logement en logement sans personne à gêner ou qui me questionnait. Depuis que cette instruction a été annulée par, semble-t-il, un confusion dans les termes, c'est le bordel. Et par bordel, je veux dire que me revoilà dans mon lit d'origine. Celui dans lequel je me suis éveillé, le premier jour. Ils sont tous identiques et tout autant confortables, c'est vrai, mais c'est tout de même différent. J'aimais bien changer de chambre. Je ne savais pas sur quoi j'allais tomber. Dans quel nouvel environnement j'allais passer la nuit. Certaines sont assez neutres, presque inusitées. D'autres, en revanche, sont bien empreintes de la présence de leur occupant. Comme une ambiance qui s'infiltre dans l'air et les murs. Parfois c'est une odeur. D'autres fois, un peu de décoration. C'était toujours intéressant à découvrir. Difficile d'être surpris par mes propres affaires, et je n'en ai pas vraiment.

Habillé des mêmes vêtements que tout le monde, comme toujours. Je devrais peut-être faire un tour dans la nouvelle salle, mais je n'ai pas l'impression d'être du genre à aimer sortir du lot. Ou plus précisément, à le souhaiter. Les cheveux en bataille, un épis formé à cause de l'oreiller les rend particulièrement aérodynamique. Je l'ai déjà prouvé, je peux dormir n'importe où et peu importe la lumière allumée. Ce matin, malgré l'allumage des feux, j'ai continué ma nuit. Alors forcément, lorsque je descends les quelques marches aux alentours de 10h, j'ai de petits yeux et une faim de loup. Dommage, je vais devoir attendre. Heureusement, ça n’entache pas mon comportement habituel.

Les mains fourrées dans les poches, je m'avance dans la salle commune. Je prends la direction de l'espace repas par simple automatisme. Une fois là-bas, je ferais certainement volte-face pour aller vers la bibliothèque. Un bouquin pour passer le temps, comme très souvent. Finalement, pourtant, mon regard accroche un autre genre de livre et je me rapproche, un sourire en coin sur les lèvres. - Hey. - Lancé-je à Moby. Il est installé sur une chaise. Avant que je ne l'aborde, il se trouvait dans une intense fixation, le regard vide et les pensées vives, comme de vapeur au-dessus de la tête. Je ne sais pas à quoi il pensait, mais il fixait le lampion bleu posé devant lui. J'en ai un aussi. Sur ma table de chevet. - T'as l'air bien concentré. - Dis-je en m'installant en face de lui. - Tu te demandes si c'est encore un piège de la Ruche?

Ses yeux étaient rivés sur le lampion, regardant sans vraiment le voir le lumignon posé devant lui, à côté d'une tasse de café vidée depuis bien longtemps. Sa fatigue du jour n'avait rien à voir avec celle qui l'avait accompagné longtemps depuis son premier réveil. Il avait été épuisé autant physiquement que psychologiquement par son sevrage. Mais en cet instant précis, il s'agissait plus d'agacement que d'un réel poids sur son corps ou son esprit. Il était fatigué de ne pas trouver de réponses, ou seulement des fragments qui ne le menaient qu'à plus de question. Fatigué de ne pas réussir à faire sens de cet endroit. Et une nouvelle énigme se trouvait devant lui.

Les lampions étaient apparus sept jours plus tôt, en évidence sur l'une des tables de l'espace repas, accompagnés de leur petit écriteau de mise en garde. Sept couleurs. Pas une indication de plus. Sa curiosité l'avait poussé à en prendre un, au hasard, de la couleur qui lui parlait le plus. Mais il n'avait pas depuis trouvé le courage de l'allumer. Où s'arrêtait son désir de savoir et de réponses, et où commençait une prise de risque potentielle, qui ne le mènerait possiblement nulle part ?

Il était donc descendu avec le lampion qu'il avait gardé en allant prendre son petit déjeuner. Et depuis, il était là à le fixer, dans l'attente de savoir s'il finirait par se décider à prendre une décision à son sujet.

Une voix devenue familière le tira de sa réflexion stérile, et il releva la tête, s'arrachant à sa contemplation pour relever les yeux vers 94, à qui il adressa un bref sourire.

- Hey.. On peut dire ça oui. J'essaye de déterminer s'il y a vraiment un intérêt à tenter de l'allumer. Risque et récompense, ce genre de chose.

Il se passa une main sur le visage, puis dans ses cheveux, qui commençaient à être trop longs à son goût, tout en laissant échapper un soupir.

- Le problème c'est qu'à pire une mise en garde obscure, je sais rien du risque, et encore moins de la récompense, si tant est qu'il y en a une... Je me demande juste si le jeu en vaut la chandelle, sans mauvais jeu de mot...

Il ponctua sa dernière phrase d'un sourire ironique, son regard passant à nouveau du lampion sur lequel il était redescendu à 94. Cheveux en bataille, yeux encore gonflé... Les trois jours qu'ils avaient passé enfermés ensemble lui avaient permis d'établir que 94 était un gros dormeur, et assez loin d'être matinal... Il venait visiblement de se réveiller. Un épi particulièrement prononcé lui tira une moue un peu moqueuse qu'il ne parvint à retenir qu'à moitié.

- Tu en aurais pas déjà allumé un par hasard ? Que je sache à quoi m'attendre...

Peser le pour et le contre. Estimer le risque et la récompense. Est-ce que le positif contrebalance assez le négatif pour accepter de le subir? Je comprends l'idée. Même si je suis paradoxalement plus du genre à sauter d'abord et calculer la hauteur ensuite. Enfin, j'ai l'impression. Je ne compte pas pour autant sauter du balcon, alors on ne saura peut-être jamais. - ... Je me demande juste si le jeu en vaut la chandelle, sans mauvais jeu de mot... - Trop tard. - Lâché-je dans un sourire. - Tu en aurais pas déjà allumé un par hasard ? Que je sache à quoi m'attendre... - La tête secoue de droite à gauche. - Le mien est encore vierge aussi. J'en ai pris un vert. - Quel intérêt d'en prendre un si c'est pour le laisser prendre la poussière. Enfin, il n'y a pas de poussière ici, mais... Bizarre d'ailleurs, qu'il n'y ait pas de poussière.

Mais je comprends ce que tu veux dire. J'ai reçu un œuf bizarre il y a quelques mois et... Bon, personne n'est mort, mais c'était quand même pas top. Une explosion d'un truc gluant rouge. On aurait dit du sang, mais ça en était pas. Bref, De quoi filer des cauchemars. - Fouillant mes poches, j'en sors le couteau suisse que j'ai obtenu quelques temps plus tôt. - Et d'un autre côté, j'ai reçu ça de la nouvelle machine, et jusqu'à présent, j'ai rien vu de louche à son sujet. - Gamin, je fais pivoter l'une des lame pour sortir le tire-bouchon. - Regarde. Si jamais on trouve des bouteilles de vin, je pourrais les déboucher! - Concentre-toi. - Mais c'est pas ça qui va nous aider avec ces lampions. Sauf si on essaye d'en démonter un? Je sais pas si c'est plus flippant d'en allumer un ou d'en démonter un. - Démonter le mur de l'infirmerie n'était clairement la bonne idée, alors bon. La question se pose.

Enfin, revenons à nos moutons. Je me dis qu'on ne les a pas pris juste pour les regarder ne pas briller. Autant sauter le pas et advienne que pourra, non?

94 avait pris un lampion lui aussi. Vert. Il avait beau réfléchir à une symbolique derrière les couleurs, il n'en voyait aucune. Ce qu'il fallait, si d'autre que lui décidaient d'allumer des lamions, c'est que chacun note ce qu'il s'était potentiellement passé ensuite, afin d'avertir les autres au cas où certaines couleurs représenteraient un danger. Mais pour ça, il fallait bien que certain d'entre eux se décident à les allumer...

La mention de l’œuf vint plisser son front. Il en avait reçu un également, mais rien d'aussi désagréable qu'une éclaboussure de faux sang. Juste des bonbons, qu'il avait rapidement découvert être plus qu'épicés et qui avaient de fait fini dans l'une des poubelles de l'espace repas.

Entre ça et le couteau suisse que lui montrait maintenant son vis-à-vis... La Ruche était un véritable paradoxe, semblant tour à tour prendre soin d'eux et les exposer à des situations improbables et souvent inconfortable. Aucune possibilité de faire sens de tout ça, à moins que ce ne soit juste qu'une gigantesque expérience sociale, mais que gagnait-on à asperger quelqu'un de sang ou à le surprendre en injectant du piment dans des bonbons à l'apparence banale ?.. Il avait beau y réfléchir sans cesse, tourner le problème dans tous les sens, il ne trouvait aucune solution logique à leur problème.

Les rouages de son cerveau tournaient à grande vitesse, et il finit par réaliser qu'il fixait 94 depuis de longues secondes sans lui avoir répondu. Ses yeux glissèrent du visage de celui-ci vers le tir-bouchon qu'il avait dégainé.

- Si jamais tu trouve une bouteille à déboucher, fais-moi signe. Je pourrais bien profiter d'un verre...

Quant à démonter un lampion... Ils pouvaient toujours essayer, mais il doutait de comprendre quoi que ce soit à l'électronique qui pouvait se trouver à l'intérieur. Et puis ils avaient déjà établi que la technologie utilisée par quiconque avaient créé la Ruche était probablement assez avancée. Quand bien même il aurait eu des connaissances en électronique, il doutait que celles-ci lui auraient vraiment servi en cas de tentative de rétro-ingénierie.

- Je trouve pas l'un plus flippant que l'autre, mais je crois pas réussir à comprendre quoi que ce soit en le démontant. Quitte à prendre le risque de manipuler ces objets, autant que ce soit d'une manière qu'on maîtrise, tu crois pas ? Je me sens plus apte à pousser un interrupteur qu'à m'improviser électronicien.

Toujours pas de souvenirs nets de sa vie passée, mais des impressions et de vagues idées de ce qu'il avait pu être. Des affinités et des instincts. Et ces instincts ne le menaient pas à penser qu'il avait eu un esprit particulièrement pratique ou scientifique...

- Peut-être qu'il vaudrait mieux qu'on saute le pas comme tu dis... Et advienne que pourra je suppose. Tu préfères que j'allume le miens et que tu avises ensuite ? Ou quitte à sauter le pas on tente un allumage simultané ?

Si jamais tu trouve une bouteille à déboucher, fais-moi signe. Je pourrais bien profiter d'un verre... - Deal. - Avais-je fais avant d’enchaîner. Il ne trouve pas l'un plus inquiétant que l'autre. Je trouve les deux assez inquiétants en soit. Distrait, tout en l'écoutant, je saisis le lampion bleu et le retourne. Je fais attention à ne pas toucher l'interrupteur. Je ne veux pas l'allumer par accident. J'en observe cependant les bords et les formes, cherche une ligne à pousser ou une vis à tourner. Je le secoue un peu, peut-être entendrais-je quelque chose à l'intérieur. - Peut-être qu'il vaudrait mieux qu'on saute le pas comme tu dis... Et advienne que pourra je suppose. Tu préfères que j'allume le miens et que tu avises ensuite ? Ou quitte à sauter le pas on tente un allumage simultané ? - L'attention dérive du lampion à l'homme et je hausse les épaules. - Oui, tu as probablement raison.

Pris d'une impression d'avoir dépassé une limite, je lui rends son lampion et lève les yeux vers le balcon. - On peut faire ça ensemble, oui. - Je préfère autant. C'est plus rassurant à deux. - Et puis, imagine c'est quelque chose de moche, je m'en voudrais de ne pas le faire ensuite. - Sourcil arqué. - Enfin, non, imagine pas. - Un coup à changer d'avis, finalement. - Par contre, le mien est resté sur ma table de chevet. Donc si tu veux bien me suivre? - La faim qui grognait dans mon estomac est passée au second plan. Il se tord encore, bien sûr, mais mon attention est évidemment ailleurs. Moby décide de m'accompagner, alors nous montons à l'étage pour rejoindre mon logement. Section 3, porte D. Ma chambre n'est pas des plus ordonnées, mais elle est tout de même rangée. Un peu. La couette est jetée sur le lit, quelques carnets et feuilles griffonnées sont étalés sur la commode et un tas d'une trentaine de livres trônes dans un coin. Sur la table de chevet, le lampion demeure.

Fait pas attention au désordre. - Sur les papiers, beaucoup de dessins. Des reproductions des livres que j'ai lu, essentiellement des statues et autre peintures. Il y a aussi des textes, certains que j'ai trouvé, d'autres dont je me suis souvenu. Quelques uns ont leur auteur associé, mais pas tous. Et quoi que la plupart soient en anglais, beaucoup sont en différentes langues. Passant devant, j'attrape la bougie artificielle et reviens vers Moby. - Le voilà. - Distrait l'espace d'un instant, j'observe mon propre lampion comme s'il allait s'allumer tout seul, mais non. - On peut s'installer dans le salon? Si c'est encore un truc à l'explosion sanguine, je préfère autant préserver ma chambre.

Mieux valait ne pas imaginer non. Pour une fois, il avait envie de croire que quelque chose de positif pouvait se produire, sans mauvaise surprise. Parce que la Ruche avait beau s'agrandir petit à petit, leur offrant l'accès à de nouvelles pièces telles que la serre, la quantité d'événements désagréables qui survenaient en ces lieux dépassait les occurrences plus positives.

Il suivit donc 94 jusqu'à son logement, dans l'idée de récupérer son lampion à lui pour qu'ils l'ouvrent simultanément. Il n'était pas revenu dans cet appartement depuis le réveil un peu chaotique qu'ils avaient connus presque trois mois plus tôt déjà, et y remettre les pieds le renvoyait en arrière, à un moment où il était probablement au plus bas. Les choses allaient mieux désormais, et il espérait qu'elles continuent d'aller en ce sens.

Restant dans l'encadrement de la porte pendant que 94 allait jusqu'à la table de chevet y récupérer le lampion vert, il en profita pour jeter un coup d’œil autour de la chambre. Bien moins impersonnelle que dans son souvenir. Les murs et le sol étaient toujours blancs, et les meubles n'avaient pas bougé, mais fleurissaient partout autour de la pièce des notes éparses et des croquis, témoins de la présence du propriétaire des lieux qui petit à petit s'imprégnait entre ces murs.

94 revint vers lui, et il se dégagea du cadre de la porte pour libérer le passage, ses yeux glissant brièvement vers le deuxième lampion, identique en tous points au sien, si l'on en oubliait la couleur.

- Espérons qu'on ait pas une explosion sanguine. Mais ok pour le salon.

Faisant demi-tour, il rejoignit rapidement le canapé le plus proche, et vint s'asseoir au bord de celui-ci, posant le lampion bleu sur la table basse devant lui.

- Bon... Prêt ?..

Il attendit que 94 s'installe à son tour, puis récupéra le lampion sur la table, sentant son pouls accélérer à l'idée qu'ils étaient peut-être en train de prendre un risque inconsidéré. Il n'aimait pas les prises de risque, mais il n'aimait pas non plus rester dans le noir et laisser passer des indices potentiels. Il planta donc son regard dans celui de 94, dans l'attente de voir celui-ci allumer son lampion, de sorte à illuminer le sien en même temps.

Un signe de tête échangé, une grande inspiration, les deux interrupteurs furent enclenchés simultanément.

Bon... Prêt ?.. - Prêt! - J'étais pas prêt.

Un boom comme un coup de canon fait trembler mes tympans. L'appel à la noirceur qui envahie mon regard. Le salon disparaît. La dernière chose que j'aperçois, c'est le visage de Moby. J'essaye de tendre la main vers lui, mais mes membres lourds ne font qu'accompagner mon corps qui s'effondre. La chute est lourde. Le choc, douloureux. Mes oreilles s'enflamment et l'inconscience m'emporte. Est-ce ainsi que tout fini?

Lorsque la conscience revient en moi, mes paupières sont si lourdes que je peine à les ouvrir. Mon corps est pesant. Comme figé par un cocon de douleur. J'essaye de bouger. J'ai l'impression d'être passé à travers un buisson de ronces géantes. - Mob... - Ma voix se meurt au fond de ma gorge. Effort affligeant. Je me tords, exposé sur un sol froid et inhospitalier. Ma main frôle quelque chose. Une chaleur. Une autre peau. Une autre personne. Moby?

L'effort nécessaire à ouvrir les yeux est inconcevable, et pourtant je parviens à voir. Regard flou, se dessine devant moi une silhouette allongée. Son visage est pâle, ses vêtements intacts sinon quelques tâches rouges par endroit. Je suis encore ailleurs, mais difficile de nier que celui-ci, il n'est pas faux. Ce sang. J'en goûte l'odeur métallique. Faible, imprécis, je tends la main vers lui. Je trouve son bras, le secoue un peu. Je cours vers sa main, la serre. - Moby? - Quelque chose cloche. Pourquoi est-ce qu'il ne réagit pas?

Me redresser me tire une grimace. Une grimace si faible qu'elle se réduit à un rictus. J'aurais bien crié mais... Non, j'ai crié. Je crois? Je me rapproche du brun, m'assois à côté de lui. Avec toute la force dont je suis capable, je le hisse pour l’appuyer sur ma jambe. Je dégage les cheveux qui cachent les coupures sur son front. - Moby! Xýpna! - Rien? Pourquoi rien?  - Hey! - Je hurle. - MOBY! - Pourquoi est-ce que j'entends rien? Où est partie ma voix?

Détonation. Son corps heurte le sol, un sifflement lui vrille les oreilles. Et l'obscurité l'englouti. État paradoxal, comme une anesthésie. Il ne dort pas, ne rêve pas. Il n'existe juste plus totalement. Conscient de ne pas l'être. Le temps est court et long à la fois. Comment sait-il quel effet fait une anesthésie ? Son corps lui fait mal. Souvenir d'une cicatrice sur son bas ventre. Chambre d’hôpital, odeur d'antiseptique. Et le vide, tout autour.

La douleur s'étend, le ramène peu à peu, le tire hors du vide, vers la réalité. Ses yeux s'ouvrent, péniblement. Blanc. Comme une chambre d’hôpital. Pas d'odeur de désinfectant. Le banc est celui de la Ruche. Froid. Insipide. Son regard flou met quelques longues secondes à faire la mise au point sur le visage qui le surplombe. 94.

- What?..

Ses lèvres s'agitent sans bruit. Il sent pourtant ses cordes vocales vibrer. Aucun son ne parvient à ses oreilles.

Sa tête est surélevée, légèrement, en équilibre sur la jambe de 94, toujours penché au dessus de lui. Ses yeux s'arrêtent sur la plaie qui court sur le visage familier. Il sursaute, se redresse, et la douleur traverse son corps à nouveau.

Il devine le gémissement qui franchit ses lèvres. Toujours aucun son. Son regard parcourt rapidement son propre corps, cherche l'origine de la douleur, trouve quelques taches rouges qui empourprent peu à peu le tissu de sa chemise. Une plaie barre le dos de sa main gauche. Il sent son souffle se bloquer dans sa gorge, un froid glacé se répandre dans ses veines. Panique.

- What happened... Sh-shit...

Toujours cette sensation de vibration dans sa cage thoracique, mais aucun son. Son souffle s'accélère, erratique, semble lui érafler la gorge à chaque inspiration. Son corps tremble, faisant tirer sa peau autour de ce qu'il devine être d'autre blessure. La douleur pulse.

- I can't hear, I can't... You're hurt too. Why are we hurt?!

Et toujours ce silence accablant.

Il finit par ouvrir les yeux et sa réaction aurait dû me paraître normale. Pourtant, elle me surprend et je me tends. Il se redresse en un bond, et je sens ma peau brûler. Les blessures s'éveiller. Mes vêtements aussi sont poinçonnés de rouge. Une sensation fraîche court sur mon visage. Étrange. Accablé, les bras ballants, j'observe Moby qui prends conscience de ses propres plaies. Celle de sa main, évidente. Ses lèvres bougent, mais rien ne sort de sa gorge. Le tissu de ses vêtements frotte, mais aucun son n'en provient. Ses chaussures glissent sur le sol, mais je n'entends rien.

Il me parle, mais je ne sais pas ce qu'il dit. Je ne l'entends pas. Je ne le comprends pas. Mon doigt se presse contre mon oreille. Je sens l'air se comprimer. La sensation de l'oreille bouchée, mais pas le moindre son. Ni cette succion. Mes traits se tirent. Des larmes perlent au coin de mes yeux. Fatigue. Douleur. Nerfs qui lâchent. J'appuie plus fort encore sur mes oreilles. J'ai probablement l'air fou, mais la panique est bien réelle. J'ai mal, oui, mais ces plaies sont moins inquiétantes que cette surdité inexpliquée.

Levant à nouveau le nez vers Moby, je parviens à croiser son regard. - Nomízo óti eímai kofós. - Je sens ma gorge se tordre, mais pas le moindre son. Les vibrations, mais pas la mélodie. Et lui non plus. Mimique symbolique, je porte mes mains sur mes oreilles tel le singe bien connu, et mes lèvres se font lentes - Nomízo óti eímaste kofoí. - Comment expliquer cette surdité? D'où provient-elle? Que nous ont-ils fait? Je me souviens m'effondrer. La douleur cuisante à mes tympans. Est-ce ça? Mon regard trouve les lampions, perdus sur le sol. Sont-ils responsables? Le sommes-nous? Quelque chose gigote sur mon visage. Roule. Coule? Pas une larme, celles-ci ont déjà séchée. Non, c'est autre chose. Ma main s'y porte. Les doigts se rougissent. Du sang. Mes yeux s’agrandissent. - Ti einai auto? - Je sens la plaie. Je la longe du bout des doigts en ignorant sa brûlure. Elle est immense. Elle encadre ma tête entière. Et le sang. Mon cœur s'emballe. Je lève un regard alarmé vers Moby. - Ti ékanan?!

La panique retomba avec lourdeur, comme une enclume venant échouer sur ses entrailles lorsqu'il réalisa ce qui était en train de se passer. Surdité. Pour lui comme pour 94, à en croire la gestuelle de celui-ci. La Ruche l'avait déjà rendu aveugle. Le priver d'un autre de ses sens n'avait rien de compliqué. "Allumer à vos risques et périls". Les lampions donc. Ils avaient joué à un jeu risqué, et ils en payaient désormais le prix, tous les deux. Il n'était pas difficile de deviner que les blessures qu'il sentait sur lui et qui était observable sur son vis-à-vis étaient également liées à tout ça. Plus de panique donc, ou du moins la sentait-il refluer. A la place commençait déjà à s'installer une lourdeur, un fatigue psychologique qu'il ne connaissait que trop bien.

Les lampions avaient été laissés à la vue de tous, en plein centre de la Ruche. L'emplacement n'avait rien d’anodin. Tout le monde y avait accès, tout le monde passait à cet endroit à un moment ou un autre de la journée. Et dans un environnement clos où les distractions étaient limitées, où personne ne se souvenait de la raison de leur présence ici, où aucune réponse ne leur était jamais donnée, s'imaginer qu'ils n'essayeraient pas d'allumer les objets était parfaitement stupide. Ceux qui les avaient mis là savaient parfaitement ce qu'ils faisaient... Et cette idée l'épuisait. L'idée qu'on jouait avec eux, qu'on les mettait délibérément dans des situation qui ne pouvaient que les faire souffrir d'une manière ou d'une autre. Il avait envie de se rouler en boule, de coincer son visage contre ses genoux et de ne plus bouger. Jamais.

Au lieu de quoi il se releva, lentement, en voyant le regard paniqué de 94 sur lui. Le mouvement lui tira un cri de douleur au moment de poser les pieds à plat, la nette impression de marcher sur un tapis d'aiguilles le traversant. Il se rattrapa au mur et fit quelques pas chancelants vers la chambre, une nouvelle décharge douloureuse le traversant chaque fois qu'il reposait un pied. Il avait repéré de quoi écrire sur la commode de la chambre, quand ils étaient venu récupérer le lampion vert, et il vint donc claudiquer jusqu'à celle-ci, pour y attraper un stylo et une feuille, avant de revenir dans le salon.

Il se rassit prudemment, grimaçant sous la sensation des plaies qu'il sentait parcourir son corps, et griffonna quelques mots pour 94, avant de lui tendre la feuille.

« Deaf. Probably the lantern. I don't know how. We should find something to clean our wounds. »

Sans plus d’interaction que cet air blasé et abattu, Moby se lève. Je le vois bien peiner à tenir sur ses jambes, marcher bizarrement, comme tendu, mais tout ce qui me traverse l'esprit c'est qu'il s'en va. Il m'abandonne-là. Une pensée fugace alors qu'il disparaît dans ma chambre et en revient. Les grimaces qu'il laisse paraître sur son visage trahissent les quelques blessures de son corps. Les mêmes que les miennes, si j'en crois celle aperçu sur sa main. Toujours par terre, je l'observe s'installer sur le canapé et écrire quelque chose. Notre surdité est évidente, alors je me fais patient. - Deaf. Probably the lantern. I don't know how. We should find something to clean our wounds. - De l'anglais. La gymnastique mentale ne demande aucun effort. Je lis cette langue comme je lis les autres. Au moins, il prouve que nous sommes tous deux bien sourds. Pas que ça me fasse plaisir, mais je me sens moins seul.

Lui intimant de patienter, je prends mon tour de quitter le sol. Ma voute plantaire était tendue, comme anesthésiée, mais aussitôt debout voilà une douleur aiguë qui remonte le long de mes jambes. Surpris, je m’assoie sur un accoudoir pour retirer mes chaussures et regarder. Quelques dizaines de points rouges forment un carré parfait. Des aiguilles? Pourquoi? Et pourquoi là? Après m'être débarrassé de l'autre chaussure, je reprends ma route en serrant les dents. La douleur n'est pas insurmontable, mais c'est comme marcher sur des braises, il ne faut pas s'arrêter. Alors sans interruption, je vais dans la salle de bain et en revient avec quelques petites serviettes humides, la boite de pansements et le flacon de désinfectant. Heureusement, toute pourrie la Ruche puisse-t-elle être, on peut la remercier pour nos ressources de base.

De retour, je m'installe avec Moby et dépose mon chargement sur la table basse. Les serviettes pour nettoyer et éponger, le flacon pour désinfecter, les pansements pour couvrir. Bref, à part ce tiraillement que je sens sur ma fesse droite, le reste ne devrait pas être difficile à faire. À part le dos. Je sens quelque chose, mais je suis incapable d'en définir la taille ou la position. Ni si ça a saigné. J'ai au moins eu l'occasion de voir ma tête dans le miroir et relativiser sur l'état de mon visage. La coupure est moins impressionnante que je pensais, de quoi me soulager. De quoi prendre mon temps. J'attrape donc l'une des serviettes, le flacon et m'apprête à décider par où commencer mais m’interrompt. Levant le nez vers Moby, je ne prends pas la peine d'écrire mais mon visage et ma gestuelle ne manquent pas de clarté: d'un geste évident, je lui demande s'il a besoin d'aide.

94 s'éloigna à son tour, disparaissant dans la salle de bain. Il profita de l'absence de celui-ci pour ramener péniblement ses jambes contre lui, les enserrant de ses bras en grimaçant sous l'effet de la douleur. Son front vint se poser sur le sommet de ses genoux, et il resta immobile jusqu'au retour de son hôte, ignorant l'hémoglobine qui continuait de tacher ses vêtements. Il était fatigué. Fatigué de ne rien comprendre. Fatigué de ne rien savoir. Fatigué d'avoir juste à subir les caprices de ceux qui géraient cet endroit et jouait avec eux comme un enfant cruel avec des fourmis...

Il failli ne pas remarquer le retour de 94. C'est la sensation vague d'un poids s'installant dans le canapé derrière lui qui lui fit relever la tête. Son regard était flou, quelques larmes accrochées à ses cils, lorsqu'il le posa sur l'autre homme. Le geste fait par celui-ci semblait lui demander s'il avait besoin d'aide. Il essuya prudemment ses yeux, évitant la plaie qu'il sentait sur son visage, et haussa les épaules, avant de reprendre le stylo et la feuille sur laquelle il avait déjà écrit.

« Think I have some cuts on my back. Won't be able to tend to them myself. Should be able to take care of the rest. U? »

Je n'ignore pas les larmes qui perlent à ses paupières. Je les vois. Je les comprends, mais je n'en fais pas mention. Il les essuie et tout ce que je me dis, c'est pourquoi est-ce que je n'en fais pas de même. Ici, là-bas, seul ou pas, j'ai l'impression d'être vide. Peut-être parce que, tant que je me tiens occupé, je n'ai pas à y penser? Ou plutôt, je m'empêche d'y penser en restant concentré sur la tâche? Est-ce si grave? Je lui demande donc si je peux l'aider et il attrape le carnet. - Think I have some cuts on my back. Won't be able to tend to them myself. Should be able to take care of the rest. U? - Déposant le flacon et la serviette entre nous, j'écris en vitesse. - Same. Could use the help for my face, though. But lets do you first. - Je lui rends le carnet et lui fais signe de se retourner.

Le temps qu'il lise mon message, et le voilà qui se sépare de sa chemise. Je me souviens de notre première rencontre. Le réveil en sursaut. Encore aujourd'hui, je n'ai jamais vu quelqu'un s'habiller aussi vite. Le processus inverse, en revanche, demande une seconde. Peut-être la douleur qui l'empêche de bouger comme il souhaiterait? Je peux comprendre. Le tissu tombe et je peux observer son dos. En haut, une longue coupure rougie par le sang relie les deux omoplates. En bas, sur le côté droit, une plus petite longe la colonne, bête griffure. - You have one small cut at the bott... - Pourquoi est-ce que je m'embête? Réflexe. Fautes de me faire entendre, je change de sens. Mon doigt dessine les coupures en les suivant de prêt. Une façon de lui préciser ce qu'il a. Puis, sans plus de cérémonie, je verse un peu de désinfectant sur la serviette et pose d'abord mes doigts sur la peau, comme une annonce, avant de tamponner le tissu sur la griffure. Celle-ci n'a pas besoin de plus, c'est pour ça que je commence par-là.

La suite, c'est la coupure du haut. Celle qui a saigné. Oh, il n'a pas perdu des litres mais la souillure est bien là. Doux, je profite de la serviette humide pour nettoyer la peau. Enlever le carmin qui la macule, et désinfecter la plaie. La ligne est nette, profonde. Le sang frais perle encore. Malheureusement, les pansements que nous avons sont de tailles moyennes. De petit à... moins petit? Insuffisants pour cette plaie, et probablement contre-productifs. Hésitant un instant, je me rapproche un peu et souffle dessus. L'idéal serait que le saignement s'arrête naturellement. On pourra peut-être trouver des pansements plus grands si quelqu'un en a, plus tard. Tapotant finalement sur son épaule pour lui indiquer que j'ai terminé, j'attrape le carnet à nouveau. - We don't have big enough sticky-plasters so you should let that breathe for a moment. It'll coagulate. The lower one is just a scratch. - Ou en tout cas, c'est ce que j'espère.

Je relève finalement la tête en lui tendant le message. Ses yeux sont encore humides. Rouges de fatigue. - Hey... - Visage compatissant malgré la balafre. Air désolé au sourire léger. Mon pouce vient étirer une larme fuyarde. - We'll be ok, you know? - Fichus réflexes. Il nous faudrait deux carnets. Et fichu pouce qui n'en fait qu'à sa tête. Je retire ma main presque immédiatement, réalisant qu'il a peut-être quelque chose contre les pouces sur son visage. Un instant de flottement me surprend, comme si je ne savais pas quoi faire. Un instant légèrement trop long.

Un frisson lui parcouru l'échine alors que l'index de 94 suivait ce qu'il devinait être les plaies dans son dos, et une grimace légère vint déformer son visage. Pas vraiment de douleur. Plus sous l'effet d'une forme de gêne, sans doute. Ils se retrouvaient toujours dans des situations inconfortables ensemble. Le premier jour de 94, puis l'enfermement de trois jours, et maintenant les lampions et leurs conséquences... Leur amitié, s'il pouvait considérer leur relation comme telle, ne se construisait pas exactement dans un environnement sain. De fait, quelques choses dans la proximité du geste, dans l'intimité d'une peau étrangère sur la sienne et dans une telle situation le tendait quelque peu. Il laissa néanmoins 94 s'occuper de nettoyer les plaies dans son dos, ne sentant que sa gorge se contracter à défaut d'être capable de s'entendre grogner sous la douleur, présente malgré les gestes précautionneux de l'autre homme.

Le souffle sur sa blessure acheva de le crisper, et il sursauta presque en sentant le tapotement sur son épaule. Trop d'informations, trop de sensations contradictoires, de pensées qui se bousculaient dans son esprit. Et cette sensation de vide et de trop-plein mêlés qui se creusait sous sa cage thoracique... Ses yeux se posèrent avec lassitude sur le carnet que lui montrait 94, et il acquiesça faiblement aux mots inscrits sur le papier. Laisser la blessure en paix, la laisser se refermer d'elle-même... Il lui faudrait la nettoyer à nouveau s'il voulait éviter tout risque d'infection, mais c'était bien tout ce qu'il pouvait faire en l'absence d'infirmerie digne de ce nom. Les semaines à venir promettaient d'être déplaisantes...

Le sourire de 94 lui parvint à peine, comme atténué par son regard encore flou. Le contact du pouce sur sa joue en revanche le ramena brusquement à une réalité bien plus tangible, et il braqua son regard dans celui de son vis-à-vis, les yeux légèrement écarquillés, avec l'attitude figée d'un cerf pris dans la lumière des phares d'un poids lourd. Le geste avait quelque chose de spontané, d’attentionné, de touchant. Trop. Et il sentit les derniers fragments de sa volonté de tenir être emportés par le flot d'émotions qui n'avait cessé de monter en lui. Les larmes revinrent à l'assaut de ses yeux, plus nombreuses qu'auparavant, et lorsqu'il perçu l'intention de 94 de retirer son pouce de sa joue, sa propre main se leva presque d'elle même pour venir saisir le poignet de l'autre homme, l'empêchant d'achever son geste de retrait.

Ils ne se connaissaient pas si bien, et il en viendrait sûrement à regretter ce geste impulsif plus tard. Mais présentement il avait juste besoin d'un soutien qui l'empêcherait de basculer dans le gouffre au bord duquel il se sentait. Il avait besoin d'une ancre, aussi infime soit-elle, le temps que la vague passe et qu'il se sente à nouveau respirer sans peine.

Le poignet de 94 toujours enserré dans ses doigts, il guida la main de celui-ci vers sa joue, venant presser celle-ci dans la paume, alors que sa main restée libre venait cacher ses yeux, comme par honte des sanglots qu'il sentait désormais déformer ses traits, ne laissant plus que le bas de son visage visible.

- Sorry... I'm... I'm Sorry.

Flottement trop long. Geste plus vif. L'espace d'un instant, j'ai peur qu'il me repousse avec violence. Rejette ma main. Ma frappe même. Pourquoi l'extrême? Peut-être parce que je l'ai déjà vécu avant? Comment? Pourtant, aucune douleur ne vient. Seulement la pression de sa main autour de mon poignet. La prise est dure, ferme, mais il tremble. Son regard fuit, comme si sa main répondait à un ordre différent du reste de sa conscience. Le besoin face à la honte. J'en ai perdu mon souffle, incapable de définir ce qu'il veut. Ce qu'il compte faire. Les larmes se multiplient et bien vite, sa joue se retrouve contre ma paume. Humidité salée contre ma peau. Voilà ce qu'il voulait.

Quand son autre main vient cacher ses yeux humides, un soupir m'échappe. Mes doigts s'étendent. Deux sous l'oreilles, les deux autres s'invitent dans ses cheveux. Le pouce, parfaitement disposé, essuie les sillons. Doux, sans la moindre force, je l'invite à révéler son regard au mien. Un sourire sans fioriture habille mon visage. Mes yeux cherchent les siens et quand je les trouve, mon sourire s'élargit un peu. Inutile d'être un expert pour lire les mots que prononcent ses lèvres. Inutile d'en être un pour savoir qu'il n'a aucune raison de les ressentir. Mais il les ressent. Là est l'important.

Je ne le fais pas bouger. Je n'essaye même pas de me défaire de sa prise. Après avoir encadré son visage pour lui offrir un regard des plus innocents, je fais le mouvement pour me rapprocher. Un geste simple, sans brusquerie, qui me permet de me glisser un peu plus prêt. C'est seulement-là que je lui intime de s'appuyer contre moi. Une paume confortable pour cacher son visage est une chose. Des bras protecteurs pour étouffer ses sanglots en sont une autre. Et quoi que je ne me targue pas d'être le gardien de qui que ce soit, si c'est ce dont il a besoin, je n'y repense même pas à deux fois. Les "It'll be ok" ou les "You'll be fine" pleuvent. Il ne les entendra pas, mais peut-être est-il capable d'en sentir les vibrations. Peut-être que ces quelques ondes à la surface de l'eau lui feront du bien. Le sens face au son. L'intention, face au discours.

L'inconfort de la proximité qu'il n'avait permise à personne jusque là se mêlait au besoin d'un contact rassurant dans un maelstrom de confusion et de contradiction. La peur de se montrer ainsi vulnérable se heurtait au désir de soutien. Il se laissa happer par l'étreinte de 94, ses propres bras se refermant maladroitement dans le dos de celui-ci, son visage trempé venant se camoufler contre l'épaule offerte, alors que les siennes tremblaient sous l'assaut irrégulier de sanglots étouffés.

Est-ce que la Ruche était construite de sorte à les faire craquer, ou est-ce que le problème venait de lui ? Il voyait les autres tenir bon, se construire une routine, aider, soutenir. Lui restait dans son coin à se morfondre, à ne pouvoir rien faire d'autre que de questionner sa personne et le passé dont il se souvenait toujours à peine. Sans aucun autre succès que d'entretenir le mal-être presque permanent dans lequel il se trouvait. A détester chaque instant où il ne pouvait se comporter comme une personne normale.

Il resta dans cette position un long moment, contre 94 dont il sentait la voix vibrer contre son épaule, à défaut de pouvoir l'entendre, à redouter l'instant où il lui faudrait s'éloigner, assumer la faiblesse dont-il faisait preuve.

Les larmes avaient au moins cet avantage de laisser une sensation d'engourdissement, tant physique qu'émotionnel, et il finit par être capable de relâcher sa prise lorsqu'il se senti suffisamment vide, détaché de la réalité pour affronter le regard de 94, qu'il s’efforça tout de même d'éviter en se détachant de l'étreinte.

Il fit quelques pas en arrière et s'immobilisa un instant, venant essuyer son visage d'un revers de la main, le regard perdu quelque part vers le sol. Puis, les gestes lents, il vint récupérer le bloc de papier, seul moyen qu'ils avaient de communiquer à ce moment.

« Turn around. Need to clean your back too. »

Il se laisse aller et c'est tout ce que je lui souhaitais. Parfois, on a simplement besoin de lâcher prise, et c'est que Moby parvient à faire entre mes bras. Les larmes roulent. Il tremble. Je lui offre un soutient physique, une acceptation morale, et heureusement il en fait bon usage. Au bout d'un moment, j'arrête simplement de parler et nous restons ainsi quelques courtes minutes de plus avant qu'il ne décide de bouger. Sans résister, j'ouvre les bras pour le laisser se redresser. Se lever. Partir. Je le suis du regard, faire quelques pas avant de s'immobiliser. Pourquoi s'éloigner ainsi? Pourquoi me tourner le dos? A-t-il honte? Il ne devrait pas avoir honte. Jamais. Il essuie ses larmes et fait finalement demi-tour, attrapant le carnet pour me dire que c'est mon tour. J'aurais certainement pu me débrouiller s'il avait ressenti le besoin de partir, mais je dois admettre préférer qu'il reste. Pour lui comme pour moi.

Le gratifiant d'un petit sourire, je m'emploie à retirer ma chemise. Quelques douleurs accompagnent le mouvement, blessures encore vives, mais je parviens à me débarrasser du tissu souillé. Et aussitôt jeté par terre, je me retourne. Lui laissant libre accès à mon dos, j'en profite pour réaliser les quelques marques que je peux voir. Deux sur le torse, dont celle au niveau du cœur qui saigne. Mais celle qui me fait me sentir tout mou, c'est bien cette ligne rouge qui traverse le tatouage de mon avant-bras. Je ne sais pas ce qu'il signifie, mais je sais sans l'ombre d'un doute que cette altération ne me fait pas plaisir. Si seulement je savais pourquoi...

Sans bouger le dos, je replie ma jambe gauche comme si j'allais m'asseoir en tailleur. Il y a une marque sur mon pied, mais je m’intéresse plutôt aux dizaines de petits points sur la plante du pied. Et si j'en crois les sensations que j'ai, l'autre est dans le même état. D'où proviennent-ils? Que m'a-t-on fait? Pourquoi? Moby se met à l'oeuvre et au contact du produit, le piquant me tire une grimace.

Ses yeux se posèrent sur les blessures qui marquaient le dos de 94 comme elles marquaient le sien, et il senti un vague sentiment de culpabilité le prendre. Lui aussi était blessé. Il s'était laissé emporter par la vague de trop plein qui l'avait submergé, sans vraiment se questionner sur l'état de l'autre homme...

Il referma ses doigts sur l'une des serviettes ramenées par 94, et commença à nettoyer le sang qui lui tachait la peau, ses gestes précautionneux, dans une tentative de ne pas causer plus de douleur que celle qui était déjà présente. Au moins ses mains ne tremblaient-elles plus, lui permettant une délicatesse bien plus nette que celle qu'il aurait put avoir quelques semaines plus tôt. Son œuvre de nettoyage achevée, il désinfecta les plaies, avant de tapoter légèrement sur l'épaule de son patient improvisé pour lui signaler qu'il avait terminé.

Reposant la serviette sur la table basse, il récupéra le bloc de papier pour y inscrire une nouvelle question.

« Do you need help with cleaning the one on your face? »

Les yeux de 94 se posèrent brièvement sur les lignes avant qu'il n'acquiesce, et Moby lui fit signe de se tourner sur le canapé afin de pouvoir s'installer en face de lui, reprenant un des linges humides pour continuer ses premier soin, tâchant le plus possible de ne pas aggraver l'état de la plaie.

Tamponnant délicatement la coupure qui courait du front à la tempe, il reprit une nouvelle fois la parole, avec l'espoir que 94 arriverait à lire sur ses lèvres, toujours sans vraiment le regarder dans les yeux, autant par concentration sur son ouvrage que parce qu'il ne se sentait pas d'affronter le moindre vis-à-vis à l'heure actuelle. L'envie de se rouler en boule dans le canapé et de ne plus en bouger, d'attendre de se réveiller de ce cauchemar interminable était toujours présente. Et il devait se battre pour continuer à bouger, à être présent pour son compagnon de galère qui, bien que visiblement plus solide que lui, devait lui aussi gérer les conséquences de l'allumage des lampions...

- Are you okay?..

Le dos est tendu. La posture légèrement voûté. Mon regard est perdu dans le vide, comme si ma conscience s'était envolée. Distant. Chaque pression qu'il fait a beau être douce, je n'en sens presque pas le contact. La douleur est diffuse, presque ignorée. La seule chose que je sens, ce sont ses doigts sur ma peau. Comme un artiste tient sa toile pendant que l'autre agite le pinceau, le réflexe de tout un chacun est d'en faire de même pour bon nombre de tâche. Le bout de ses extrémités sont chauds. C'est tout juste s'il autorise ce contact, prudent, peut-être trop, dans ses oins et attentions. Je ne suis pas en sucre. Pourquoi est-ce que j'ai l'impression d'entendre une autre voix dire ça?

Il tapote mon épaule et je réalise avoir perdu le fil du temps. Je me retourne, un peu lourd. Avoir été forcé à rester immobile sans rien faire a eu raison de mon calme en la situation. L'adrénaline est retombé. Il demande si je veux qu'il s'occupe de mon visage et j'acquiesce sans vraiment hésiter. Je suis dans un état second, où seul son contact me parvient. Son genou contre ma cuisse. Son pouce sur ma joue. Sa chaleur, qui voyage dans l'air et jusqu'à moi. Mon visage n'exprime pas la moindre réaction quand il tamponne la plaie, pourtant j'en ressens la brûlure. Mon regard est fixe, flou, rivé sur mon avant-bras. Les lettres encrées dans la peau s'en détachent presque, comme superposées à mon regard. La ligne rouge les sépare, muraille douloureuse imposée au nuage alphabétique. Et les symboles s'envolent.

Eímai i ichó tou prosópou sas. Ta misá apó ta pánta mas. - Murmuré-je, perdu. Je sais ce que les mots veulent dire, mais le message... que veut-il dire pour moi? Une pointe de douleur me ramène à la réalité, trop tard pour voir les lèvres de Moby bouger, mais son regard transmet tout aussi bien sa question. S'inquiète-t-il vraiment ou me demande-t-il par simple retour de politesse? Peu importe, j'attrape déjà le carnet. - This feels familiar. Like I've been patched up before. A lot. - La sensation d'attendre et de souffrir. Celle d'un autre qui prend soin de vous. Qui éponge vos blessures et vos larmes. Pas une seule ne coule malgré la fatigue subite. À cet instant, c'est comme je n'en avais pas dans mon corps. C'est comme si mon visage était figé. Mes yeux observent les courbent manuscrites des mots sur le papier. D'un index hésitant, je les suis un instant avant de le porter aux cicatrices rondes de mon torse. Les points rouges dispersés un peu partout. Au contact de l'un d'eux, c'est comme si une brûlure me surprenait. Un sursaut soudain. Le souvenir d'une brûlure. L'odeur du tabac qui étouffe les narines. Le dégoût qui noue ma gorge. Mon regard croise celui de Moby, s'y perd un instant, avant qu'un petit sourire ne vienne courber mes lèvres. - I'm ok. Don't worry about me.

Les lèvres de 94 s'agitèrent, formant une suite de mot qu'il tenta tant bien que mal de décrypter, avant qu'il ne réalise qu'il ne s'agissait pas d'anglais. Toujours cette étrangeté liée à la Ruche. La langue orale était traduite, mais pas l'écrit... Et visiblement la traduction ne s'appliquait pas non plus à la lecture sur les lèvres...

Il continua son ouvrage, avec le plus de délicatesse possible, malgré ses mains encore un peu tremblantes, pas à cause du manque cette fois, mais juste du choc de la situation contre lequel il lutait encore. Il éloigna le tissu du visage de 94 lorsque celui-ci fit mine de reprendre le carnet pour y écrire une réponse à sa question. Ses sourcils se froncèrent légèrement en lisant cette dernière. Ils ignoraient tous beaucoup de leur vie passée, mais s'il avait pu constater une chose dans son cas précis, c'est que ses instincts vis-à-vis de lui-même s'étaient souvent avéré justes. Il ne pouvait que supposer qu'il en allait de même pour 94, mais si effectivement celui-ci avait raison à ce sujet, il n'avait peut-être pas eu une existence des plus paisibles...

Son regard dériva un bref instant sur les cicatrices au cruex des poignets de l'autre homme, et il chassa d'un clignement des yeux légèrement prolongé un fragment de souvenir qui lui était déjà revenu quelques semaines plus tôt, et qui cherchait à nouveau à resurgir des tréfonds de sa mémoire.

Canapé. Position allongée. Yeux brûlants et joues humides. Voix féminine...

Le mouvement des doigts de 94 suivant le tracé des cicatrices rondes le ramena à la réalité du moment, et le sourire qu'il reçu ensuite alors que son vis-à-vis prétendaient aller bien le laissa figé trois secondes. Il souffla un soupir bref, reposant la serviette qu'il avait utilisée pour nettoyer les plaies de 94 sur la table. Ses doigts se refermèrent une énième fois sur le carnet, et il griffonna une réponse avant de tendre le tout à l'autre homme.

« You don't have to talk about whatever is on your mind if you don't want to, but I'm messed up enough to know that you are not as okay as you want me to think. You don't have to pretend. »

Peut-être qu'il s'avançait un peu trop, ou qu'il se montrait trop direct, mais il était bien placé pour savoir que de s'empêcher d'évacuer un trop plein d'émotion n'était pas forcément l'idée la plus brillante qui soit... Prétendre être en bonne condition ou chercher à cacher sa détresse n'était pas une solution sur le long terme, de son expérience personnelle...

You don't have to talk about whatever is on your mind if you don't want to, but I'm messed up enough to know that you are not as okay as you want me to think. You don't have to pretend. - Lire les quelques mots. Lever les yeux vers lui d'un air confus, surpris. Froncer les sourcils, comme si un complot était à l'oeuvre. Je n'ai jamais essayé de cacher quoi que ce soit, alors pourquoi pense-t-il que je prétends? Je vais bien, non? J'ai conscience de mes propres problèmes et je travaille dessus, non? Ou peut-être n'est-ce qu'un plan, pour repousser les choses.

Je lui reprends le carnet, hésitant. Je sais ce que j'ai à dire, j'ai juste du mal à le transformer en mot. Finalement, l'encre coule. - I just remembered the smell of tobacco. And the feeling of a burn, touching my scar. - Expliqué-je, en rapport avec mon petit sursaut. L'évidence. Je continue d'écrire. - I think I was abused. I don't know by whom, but it's kind of obvious. - Je ne lève pas un regard vers lui, exagérément concentré sur le texte et la teinte pâle qu'ont prises mes mains. - I don't know about my rists, but I guess it could be related. - D'une certaine manière, c'est une supposition simple à faire. Rassurante, d'une certaine manière. Parce que sinon, ça voudrait dire qu'autre chose a pu mener à ça, et je n'aime pas l'idée d'avoir subis tant de tragédie. Même si l'ignorer ne fera rien disparaitre. Avec le temps, cette amnésie risque de toute façon de s'estomper.

In a way, I don't want to remember all that, but I also don't want it to come back brutally, everything all at once... - Je fais une pause, passe ma main dans mes cheveux. La sensation du stylo qui laisser une marque sur le haut de mon front m'est étrangère. - ... but I know it will come back, one day. And there's nothing I can do about it. - Le stylo s'interrompt. La mine tremble. Je ne peux me résoudre à écrire ça. Laisser une marque sur le papier.  C'est plutôt un souffle qui l'accompagne. Mes lèvres qui bougent, mon regard dans le sien. - I'm so scared...