Gens bons et sales amis - Feat H01-12

Quelqu'un a dit un jour : "Tous ne sont pas égaux face à la violence."
Ouais... Fallait croire que c'était pareil pour la nourriture.

12 avait constaté ce fait quand vint le temps de se remplir la panse. Face à la machine verte, il pointa sa montre bracelet, plateau droit, et le distributeur lui cracha une pitance sortie du néant. On savait pas par qui ça avait été fait... si ça avait quelque chose d'humain. On savait pas non plus de quoi c'était composé, et il ferait l'impasse sur les commentaires alentours. Quel intérêt de rassembler autant de population pour finalement la bousiller complètement dès la première semaine ?

Un regard vite fait sur les environs. Personne n'était encore mort, gueule ouverte dans son assiette. Personne ne criait à la bouffe immangeable non plus. Plateau sur la table, une sacrée table, 12 s'installa convenablement à sa place sur cette chaise en bois qui jurait avec le décor blanc. Encore un truc qu'on n'expliquait pas. Entre mobilier rustique en bois et outils high-tech ; ça devait prendre son pied dans les réunions des cons qui ont investi tout ce merdier.

Bacon, œufs au plat, pommes de terres et yaourt nature. C'était basique à outrance mais ça avait au moins le mérite de faire plaisir aux papilles, on était pas encore au niveau du plat d'un détenu. 12 ingurgita sans trop d'effort sa ration, goûtant à quelque chose de maigre mais pas fade non plus. En fait, il sentait qu'il était plutôt bon signe que le distributeur ne lui ait pas refourgué un repas conséquent aux aliments trop ciblés, parce que ça voulait dire qu'il était en bonne santé.

C'est en pensant à ça qu'une inconnue vint prendre place en face de lui.
Tu n'imagines même pas son ressenti au moment de découvrir le visage qui l'opposait.

Surtout, ne t'avises pas de faire la moindre remarque. Pas un mot.

Est-ce que ça aussi, ça fait partie de ce que l'on appelle le Destin ? 12 n'en croit rien. Un sourire sardonique lui écarte les lèvres, le genre carnassier et comblé. Il se rappelait encore du torchon jeté sur son buste, chargé de la sueur féminine, pendant qu'il prenait le relai sur le tapis infini. Oh, grand dieu.

Bacon craquant sous sa dent. Au bout de quelques minutes, il arrive plus à se retenir.

- C'est toujours un plaisir d'être assis en face d'une aussi délicieuse personne.

Il risquait gros. Tant pis si la sportive se jetait sur lui pour lui planter quelque chose dans les boyaux : le règlement était clair. Toute blessure volontaire serait punie. Aussi, le confort de savoir qu'une loi le protégeait garda 12 dans son air aussi vil que narquois. Et il reprit tranquillement sa dégustation, triant ses morceaux de pomme de terre. Du plus cru au plus cuit.

Son égoïsme naturel faisait que 12 ne partageait aucunement le désir de mieux manger de son interlocutrice. Déjà... Pouvait-on dire "interlocutrice" ? Pour parler en ce terme, il aurait fallu qu'il y ait un échange cordial entre deux personnes. Or : étaient-ils en train d'échanger cordialement ? Cette femme était-elle une personne ? Au sens humain, entendons-nous bien. Pour une raison qu'il ignorait (l'ego, certainement), 12 était persuadé de son propre humanisme. En revanche... Du reste, il n'était sûr que d'une chose : c'était que rien n'était sûr. La nature âpre, glaçante mais à tomber en face de lui pouvait n'être qu'un piège tendu destiné à le faire céder. Un subterfuge, quelque chose... mais pas quelqu'un.

Prudence, donc. Derrière son sourire taillé à tout faire fondre, 12 est méfiant. Autant qu'il l'aurait été devant un animal sauvage. Autant qu'on puisse l'être sur un champ de bataille, car il est évident que cette table de quinze kilomètres de long recèle sans aucun doute bien des personnalités déviantes ou anormales. Et peut-être que cette femme en fait partie. Enfin... "femme"... Peut-il vraiment se le permettre. Même dans les dessins-animés, les plus belles sont les plus pourries.

Pourries comme la pitance dans son creux d'assiette. De la mélasse grise au goût qu'il devine aisément dégueulasse. Il s'en moquerait davantage si elle n'avait pas répliqué sur un ton encore plus corrosif. 12 écouta attentivement, ayant bien compris que son venin d'homme macho avait réussi à s'inoculer jusque la porte de la conscience féminine. Ce sur quoi, sa voix se modula en conséquence, adoptant un ton plus doucereux et conciliant. Là encore, un réflexe.

- Calmons-nous. Il serait dommage de ruiner le repas de nos voisins, vous ne croyez pas ? Je n'ai aucune intention, bonne ou mauvaise.

Il remarquait avec malice que la nourriture semblait être à l'image de son propriétaire. Aucun plateau ne portait le même contenant, et même si son régime était bien banal à côté des autres, il ne voyait pas d'autres œufs bacon. Seigneur, de quoi était fait l'organisme de cette femme pour recevoir ainsi une pâtée aussi infâme ? Même aucun effort n'avait été fait visuellement.
12 éclipsa toutes les insultes. Tocard, dragueur, connard, peu importait ! Il n'entendrait rien d'une chose dont il n'était pas certain de la nature humaine.

... Puis, vient une proposition intéressante. Une ouverture ! La truffe du male se dresse, alerte, flairant le parfum enivrant de ce qui ressemble à un début d'invitation. Les patates, elle veut les patates ! Le vent était en train de tourner. Peu importe que la proposition soit sérieuse ou pas : n'importe quoi aurait été mieux que ce jus anthracite qui coulait mollement dans le plat à la brune. 12 guettait l'occasion, et elle lui était donnée sur un plateau d'argent. Littéralement.

- Il suffisait de demander.

Il soulève son assiette, mimant dans un premier temps le geste de verser. Puis... L'homme se ravise, retenant les précieux tubercules hors de portée.

- Crénom, j'oubliais... Il est interdit de partager sa portion... On ne peut pas dire s'il feint la surprise ou s'il se rappelle réellement du fait. Je suis désolé... Je ne peux pas. Vous pourriez en subir les conséquences.

Ou lui.
Surtout lui.

- Je pense qu'il va falloir se contenter de son assiette. Allons, ce n'est pas si ignoble que ça, si ?

Ses yeux bleus observaient la mixture incolore avec un regard compatissant, comme s'il était vraiment chagriné de ne pas pouvoir partager. Et peut-être était-il réellement déchiré ? On pouvait bien lui accorder le bénéfice du doute. Non ?

Quelques heures à peine avaient suffies à tisser cette sordide relation entre eux. Relation... Non, certainement pas.

Le sourire de 12 fut immobilisé puis brisé sur sa figure quand vint le passage d'une paume couverte de pâtes et leur affreuse sauce. Des fleuves de jus creusèrent leurs sillons sur la peau du blond, là où les gouttes partirent s'écraser sur ses genoux.
Sa chemise était foutue. Déjà. D'ivoire, c'était devenu gris. Sa peau sentait l'affront transpercer le coton du textile.

Il n'y eut plus de sourire. Pendant quelques instants, le temps de réaliser que oui, c'était vraiment arrivé. Honnêtement, 12 n'aurait pas cru cette femme capable de le faire. Devant tout le monde, puisque, évidemment, la scène arracha un silence à toute la table. Finis les rires et les chants ! Regardez ce con et sa gueule toute coulante de truc immonde !

Un gros silence. Même pour 12, qui d'ordinaire ne ratait jamais une occasion pour en balancer une. Les aliments filandreux glissaient lentement de ses joues, avant que l'homme ne fasse cesser cette blague à coup de serviette. Il ramassa et essuya ce qu'il sentait peser sur son faciès, et il y avait beaucoup. Il y avait tout.

Et en face, il y avait Elle. Elle et ce contentement indicible d'un tel crime. Un crime qui ne serait point puni et il n'en doutait pas une seconde : l'humiliation ne faisait pas partie des blessures à proprement parler. Foutues IA et leur incapacité à rassembler les deux.

Il essuya encore. Jusqu'à ce qu'on reconnaisse le visage d'un homme sous toute cette couche froide et grisâtre. De quoi avait-il l'air ? Pas du bel Apollon qu'il avait l'habitude rencontrer au miroir.

Sa nuque se plia vers l'avant. Il constatait d'un regard quiet les dégâts qui avaient fuités sur ses guiboles. Un lac tout collant et désagréable... Une douche, vite, il le fallait. Tant pis pour le yaourt, le règlement interdisait de se sustenter en dehors des heures permises.

... Mais partir aurait été accepter sa cuisante défaite. Ah, une guerre d'ego ? 12 serait le dernier debout.

Faisant mine de sérénité, il s'abstint de tout commentaire et termina son assiette dans le silence le plus religieux qui soit. Les conversations alentours reprirent de plus belle. Sa peau lui brûlait d'être ainsi souillée, et c'était peu le dire.

Entre deux bouchées, de ses lèvres s'échappèrent la promesse d'une vendetta.

- Je te retiens. Bravo pour cet acte de bravoure.

Les félicitations sonnaient comme un avertissement. Heurter l'orgueil d'un homme était une bien mauvaise idée, et 12 n'avait pas oublié cela.