Get Lost. ϟ Fred

Rien, Joaquim. Je ne ressens plus rien pour cet endroit. J'ai passé presque quinze jours entiers dans cette serre comme si c'était la seule pièce de ce putain d'endroit qui pouvait me protéger. Et maintenant ? Plus rien. Tu crois que c'est parce que je ne suis plus mort de peur chaque seconde de la journée ? Ou alors c'est que j'ai enfin compris qu'ils peuvent nous avoir peu importe où on se trouve ? Quelle importance. Nous ne sommes rien de plus que des chiffres dans un logiciel, je n'ai pas de temps à perdre à me cacher. Et encore moins dans cette salle inutile. Je crache en direction du faux paysage qui déconne toujours et je tourne vers les talons, sortant de la pièce. Le long couloir s'offre à moi et je marche, nul part en particulier. J'essaie encore de trouver quoi faire dans ce monde virtuel. Tu ferais quoi, à ma place, Joaquim, qui que tu sois ?

Je m'arrête devant la salle des modifications. Qu'est-ce que t'en penses ? Pourquoi pas. Je suis seul dans la pièce que je découvre pour la première fois. Un peu de tout, allant du maquillage aux bijoux. Je fais le tour, stoppant devant un lot de teinture pour cheveux violette. Sans réfléchir, je dévisse le bouchon et pousse le flacon du doigt. Le liquide se renverse sur le sol, maculant le plancher d'une flaque pourpre et éclaboussant mes chaussures. Ca m'amuse jusqu'à ce que je m'ennuie à nouveau et délaisse les teintures sans prendre la peine de nettoyer. Je passe devant les parfums sans les tester, glisse un pistolet à piercing dans ma poche, et finis devant les bijoux.

Rien n'est réel, nous le savons tous les feux, mais quitte à se retrouver piégé ici, autant l'être avec style. Qu'est-ce que je prends, un collier ? Trop classique. Un bracelet ? Moche. Une chevalière, peut-être ? Ca te plaît, Joaquim ? Va pour la chevalière. Je les regarde une par une et lâche celles qui ne me plaisent pas, sur le coussin où elles sont présentées ou au sol, c'est pas mon problème. On aime quoi, là-dedans ? La tête de mort ? Cliché. Le lion ? Urgh. Ah. Celle-là pourquoi pas. T'en penses quoi ? Un éclair. Quelle ironie. Va pour ça, tu pourras pas dire que j'ai pas d'auto-dérision.

Fred

Voilà, Joaquim, j'ai la classe comme ça. Je regarde ma nouvelle chevalière, content de mon choix, quand entre dans la pièce Fred. Je l'ignore comme elle le fait. Parce que j'ai pas particulièrement envie de parler à des gens. Et encore moins avec elle parce qu'on s'est déjà pris la tête assez sévère. C'était à l'époque où je me chiais encore dessus à l'idée d'être enfermé dans cette fausse prison virtuelle et où je ne voulais parler à personne. Pour des raisons bien différentes de maintenant, ceci dit. Donc j'avais une stratégie parfaite : répondre en langage des signes. La plupart du temps, les gens souriaient nerveusement et après une tentative ou deux pour mimer, ils me laissaient tranquille. Sauf qu'évidemment, avec ma chance, il a fallu que je tombe sur la seule personne ici sourde. Ou muette. J'en sais rien, ça m'intéressait pas à l'époque et c'est toujours le cas maintenant. Bref, t'as compris Joa, elle m'a répondu en signant et c'était la panique à bord. Je suis passé pour un bouffon grossier (ce que j'étais. Grossier, pas bouffon) et elle a eu tout le loisir de passer ses nerfs sur moi sans que j'ose dire quoi que ce soit. Parce qu'encore une fois, à l'époque, je me chiais dessus.

Mais cette époque est maintenant révolue. Je suis plutôt du style à carrément m'en battre les couilles, là. Donc ouaip, je l'ignore et je fais mine de sortir sachant que j'ai plus rien à faire ici. Mais le problème, Joaquim, c'est que j'ai rien à faire. Nul part. Et je m'ennuie profondément. L'idée de déambuler sans but dans un espace qui n'existe même pas m’exècre et je jette un coup d'oeil par dessus mon épaule à la jeune femme qui est occupée à regarder je ne sais quoi. Alors je fais demi-tour et je retourne près des bijoux. Je prends une chevalière particulièrement mastoc dans la main et je jette un dernier coup d'oeil à Fred en me demandant si j'ai vraiment envie de devenir le genre de personne qui fait ce que je m'apprête à faire. Un quart de seconde plus tard, je hausse les épaules et décide que oui, je suis exactement ce genre de personnes maintenant. Je lance donc la chevalière sur elle. Pas sur elle sur elle, mais juste à côté dans la rangée de teinture, chamboule tout style. Une façon comme une autre d'attirer son attention vu que lui parler ne servirait à rien. Enfin peut-être que si, je me souviens toujours pas de son handicap. Anyway !

Elle se retourne et je lui fais un coucou de la main et enchaîne en signant. Je lui demande si elle est toujours énervée contre moi et si oui, qu'elle sache que ça me rend très triste. Je marque une pause pour être sûr qu'elle me comprenne parce que même si nous parlons un sign language similaire, il y a quelques différences de mots et je suis un peu rouillé. Probablement le fait de m'être fait retirer la mémoire et enfermé dans un monde virtuel sans queue ni tête. Enfin, je recommence à signer que oui, la savoir en colère me rend très triste. Presque aussi triste que sa couleur de cheveux insipide qu'elle fait bien de changer parce que c'est une atteinte aux yeux des autres. Je finis dan un ricanement qu'elle ne peut pas entendre et la regarde fièrement, tout sourire. Voilà, emmerder les gens, une activité qui même dans un monde virtuel garde tout son charme.

Fred