Beautiful, Dirty, Rich

"Tu sais quoi, va te faire foutre."

Je me lève de la machine à sous, laissant mon seau de jeton sur place. Une vieille dame m'apostrophe, l'air confus, en désignant ma place. Je lui indique qu'elle peut se servir d'un geste énervé de la main. Je marche dans l'allée du casino d'un pas rapide sans vraiment savoir où je vais, la conversation avec mon frère rejouant en boucle dans ma tête. Ca fait combien de temps que je l'ai pas vu ? 8 mois, peut-être 9... Et bah c'est pas dommage. Chaque fois que j'ai une discussion avec un membre de cette famille, de toute façon, c'est la même chose : ça dure trois minutes, s'énerve pour une connerie, je raccroche et je finis sur les nerfs.

Je lève les yeux au ciel, irrité par ma propre susceptibilité. Au hasard des allées remplies des habitués de Vegas tout comme des touristes qui découvrent les joies de l'endettement pour la première fois, je finis par me retrouver devant la porte d'entrée du bar. Je lâche un soupir et hausse les épaules avant de passer la porte : près tout, pourquoi pas.

Instantanément, je reconnais la chanson qui passe et je ne peux m'empêcher de sourire : The Wonder Of You. Elvis. Classique début de soirée à Vegas. C'est pas plus mal, ça veut dire que j'ai un peu de marge avant que la fête ne commence vraiment et que le bar se transforme en boîte de nuit bien trop alcoolisée. Non pas que j'ai un problème avec ça, au contraire, mais seul et énervé, ça le fait un peu moins. Déjà, la salle se remplie de jeunes de mon âge venus profiter de ce que les nuits de Vegas ont à offrir. Et avec eux, les décibels augmentent.

Je décide d'aller m'installer au bar avant qu'il ne soit pris d'assaut, mais en chemin, je fais la rencontre de deux jeunes filles. Ou plutôt, ma chemise fait la rencontre du cocktail de l'une d'elles, trop occupée à glousser pour regarder où elle met les pieds : j'ai un mouvement de recul pour tenter d'éviter quand elles se retournent d'un seul coup sans prévenir mais pas assez rapide pour éviter la collision. Les gloussements laissent place aux cris de surprise dramatiques surjoués et alors que j'essaie de désamorcer l'incident en les assurant que ce n'est rien, j'ai droit à un magnifique "Non mais fais attention, oh my god." avant qu'elles rejoignent leur groupe d'amies en me gratifiant de plusieurs insultes à peine dissimulées.

Il me faut toute la volonté du monde pour ne pas leur rentrer dedans, au sens figuré cette fois, et déverser la colère accumulée depuis le coup de téléphone familial sur leur petite personne. A la place, je ferme les yeux, serre les poings et fais craquer mon cou avant de reprendre le chemin du bar et de m'asseoir silencieusement sur un tabouret, guettant d'un air mauvais un signe d'une autre blonde écervelée avec un cocktail à la main trop près de moi.

Je suis à peine installé qu'un verre trouve son chemin jusqu'à moi. Je n'ai pas à réfléchir pour savoir que c'est un Cosmopolitan, un de mes préférés, la couleur rose ne trompe pas. Interloqué, je regarde le barman en haussant un sourcil, mais il ne s'explique pas et reporte mon attention sur les deux dindes qui ont ruiné ma chemise en plus de mon humeur déjà pas au beau fixe. Ca me va, j'ai pas besoin d'explication pour un verre dont j'ai envie. "Ouais, je pense que j'ai saisi le genre, de loin mes préférées." Plutôt que d'entretenir ma colère, j'essaie de les ignorer. Je contemple ma chemise quand il mentionne la blanchisserie, blasé. "Non, ça ira, j'en ai d'autres et je reste pas assez longtemps pour m'en inquiéter. Mais merci." Je lui lâche un sourire en coin qui me demande plus de force que j'imaginais et soupire avant de prendre une gorgée du cocktail.

Bien dosé, bien mixé, rien à dire. J'ai jamais eu affaire à ce barman avant, mais je peux déjà dire qu'il est compétent. Je le regarde nettoyer des verres en buvant une autre gorgée et, quand il tourne la tête dans ma direction je lui fais un pouce en l'air en levant mon verre. Entre mon cher frère et ces charmantes demoiselles, l'alcool est un bon remède. De quoi reprendre la soirée du bon bien, y'a pas de raisons pour que je continue à ruminer dans mon coin.

La chanson se termine et, sans transition aucune, If You Wanna Be My Lover commence, provoquant une volée de cris stridents en provenance de... roulement de tambour pour le suspens... la table des quiches écervelées. Je sens les poils sur ma nuque se hérisser et je me tourne malgré moi médusé vers le petit groupe de fille, verre à la main, qui file se trémousser sans aucune discrétion sur la piste. Urgh. Je roule les yeux si fort que je pourrais les sortir de leur orbite. Je prends une inspiration pour me calmer, me retourne vers le bar et reprends un peu de cocktail. C'est rien, juste un groupe d'amies qui profite de sa soirée un peu bruyamment, aucune raison de les détester plus que ça.

Eeeeeeeeeeeh ! Barman !!!! Une bouteille de vodka, à la table là, wooooouh ! If you wanna be my loveeeeer !

Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir que la phrase a été illustrée par un geste type serviteur, ici et maintenant, parce que j'ai entendu le claquement de doigt qui veut tout dire. Mes yeux glissent instantanément sur l'homme derrière le bar, guettant sa réaction.

"Légalement, je pense pas que renverser un Cosmopolitan sur quelqu'un soit considéré comme une agression. Je peux m'en charger. Après tout ce n'est que justice... Ca aura l'air d'un accident, promis !" Les mots sont sortis tous seuls et j'ai un sourire mauvais et complice. Peut-être que je ne devrais pas et que le barman va me rembarrer. Professionnellement, il devrait. Mais j'ai jamais été très doué pour réfléchir avant d'agir, alors...

Je suis presque déçu de la réponse du barman, parce que j'étais prêt à aller prendre ma revanche sur le groupe de divas. Malgré tout, je note son sourire malicieux et je commence à voir un aspect positif de ma soirée : malgré l'appel désastreux, la chemise ruinée et le groupe de dindes trop bruyant pour avoir la permission d'exister, je pense avoir trouver un barman avec le sens de l'humour. Et pas le sens de l'humour lourd qu'on généralement les gens de sa profession, mais quelque chose de subtil et plus pernicieux, tout à fait ce que j'aime. Et il n'est pas dégueulasse à regarder, mais c'est un détail.

Je continue à siroter mon cocktail, maintenant un sourire franc aux lèvres, tandis qu'une jeune femme s'installe près de moi pour un scotch. Je ne peux m'empêcher de faire la comparaison avec les harpies, et elle est sans appel : c'est le genre de femme classe qui sauve la réputation de Vegas la décadente. Je suis toujours en train de l'observer du coin de l'oeil quand l'homme me rappelle à la réalité. "Euh oui, je dors ici. Chambre euh..." Je ne connais pas le numéro de chambre, évidemment, c'est Evans qui s'occupe des réservations, pas moi. Du coup, j'ai l'air un peu con, à froncer les sourcils. Je glisse la main dans la poche de mon costume et attrape la carte magnétique en tournant la face avec le numéro vers le barman. "113. C'est mon manager qui a fait la réservation je sais pas à quel nom c'est... Enfin, c'est pas très important." J'ajoute après avoir rangé la carte : "Est-ce que tu pourrais m-"

"Oh my god, on attend la bouteille là..." Je me tends. Sans que je la vois arriver, une des filles du groupe est venue se faxer entre moi et la femme au scotch. Je sais que j'avais laissé tombé ma vengeance, mais là s'en est trop. "Oh my god, j'adore ton bracelet ! Dior ?" Ma voix est plus aiguë que d'habitude et le ton est volontairement désinvolte. J'ai pas menti, c'est un beau bijou. Mais ce n'est pas Dior, c'est évident. Une marque plus abordable, Swarovski, sans doute. "Oh my god, oui, comment tu sais ?" Elle glousse et je fais tout mon possible pour ne pas montrer mon exaspération. "Genre je m'y connais un peu, tu vois ! J'adore ton make-up aussi, smokey eye hyper tendance !" Là, par contre, je mens. Parce qu'elle a un faux cil qui s'est décollé et qui orne sa joue, et soit elle s'est maquillée avec une truelle, soit son mascara n'est pas adapté à l'humidité, parce qu'il a coulé et ça lui donne une tête de panda. Et c'est pas un compliment. Mais elle n'a pas l'air de saisir le sarcasme et glousse à nouveau en me posant une main sur l'avant-bras. "Merci t'es trop chou !" Urgh. "Tu bois quoi ? Vodka ? Oh my god, tu devrais trop prendre la bouteille édition limitée de cette année, là, sur le bar. Genre, c'est plus cher mais genre ça s'illumine si t'appuie dessus !" La bouteille est vraiment sur le bar bien en évidence. Et c'est vraiment une édition limitée. De l'an dernier.

Elle prend un air excitée et décide de changer sa bouteille contre l'édition limitée. Elle se retourne vers moi pour me remercier et lâche un petit "hiiiiiii" strident quand elle a la bouteille dans la main, qu'elle secoue devant moi avec une tête excitée. Je lui retourne la même expression amusée, mais pas pour la même raison, et mon regard glisse momentanément vers le barman en haussant les sourcils. La jeune fille s'en va, faisant claquer ses talons sur le sol, en ajoutant : "Mets ton prochain cocktail sur ma note ! Genre pour te remercier !" Je la salue d'une main et, lorsqu'elle est assez loin, me retourne vers le barman, l'air triomphant. "Genre, elle m'offre un verre, genre !" Même voix aiguë et tête excitée, mais il est assez malin pour voir le sarcasme. Je reprends une voix normale. "Je disais, avant cette parenthèse distrayante, que j'aimerais bien un autre cocktail. Et je te laisse me surprendre, t'as l'air de savoir ce qui plaît."

La soirée prend un nouveau tournant lorsque l'artiste à l'affiche prend la place du DJ. Les gens commencent à s'amasser vers la scène et le bar se calme un peu. Dans la foule, j'aperçois une bouteille lumineuse qui diffuse une lumière rose clignotante et je ne peux retenir un ricanement.

Le voir rire me conforte dans mon idée de revanche. Finalement, j'ai bien fait. La jeune femme au scotch s'éloigne vers un tabouret, peut-être parce que mon numéro n'était pas assez classe pour elle. Il faut bien admettre que c'était puéril. Mais c'est bien pour ça que je l'ai fait.

Je réponds par un sourire à la question du barman. C'est vrai qu'on pourrait taper dans la boisson la plus chère, mais ce serait du gaspillage. "Non, commercial c'est barbant. Et j'ai joué dans une série sur YouTube, mais je doute que ce soit le genre de chose que tu regardes." Enfin, je dis ça, mais j'en sais rien. Les apparences peuvent cacher bien des choses, je suis le premier à en jouer. Pendant qu'il prépare le cocktail, je prends le temps de le détailler, ce que je n'avais pas fait jusque là à cause des... distractions. S'il y a une chose sur laquelle je ne m'étais pas trompé, c'est qu'il est beau. Pas de doute là dessus. Grand, aussi. Plutôt bien bâti a priori. Mais il y a quelque chose que je n'arrive pas à préciser. Une sensation de déjà vu, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.

Il coupe court à mes réflexions en me servant un Jack Frost. Même base qu'un Blue Lagoon, tout aussi bon, certainement. Mais ce sont les bonbons que j'attaque en premier, mon point faible par excellence, tout en lui lançant un regard noir : "S'il te plaît, ne m'insulte pas, on n'est même pas amis. Disons que ce sera ma nouvelle carte de crédit pour la soirée." Je perds mon sérieux pour retrouver mon sourire et savoure le cocktail. Très bon, peut-être même meilleur que le premier. Ou alors mon corps commence à ressentir les effets de l'alcool et je ne serai bientôt plus en mesure de faire la différence entre un champagne de luxe et une bière bas-de-gamme... Je décide de ralentir un peu, tentant vainement d'apprécier le spectacle du soir : non seulement l'artiste n'est pas à mon goût, mais en plus la foule qui filme tout en criant des paroles en yaourt ne rend pas les choses faciles.

Je suis bien content d'être au bar, un peu plus tranquille. Je sursaute légèrement quand le barman me demande mon avis : il faut croire que même cette performance lamentable a réussi à me captiver. Faut vraiment que je travaille sur mon trouble de l'attention...

Je réponds sans me retourner vers lui : "Pas vraiment à mon goût, bien trop commun et trop d'énergie concentrée." Je pivote sur mon tabouret pour lui faire face, avec un grand sourire. "Maintenant, si tu veux parler du cocktail, vraiment très bon, t'as l'oeil pour savoir ce qui correspond au goût de tes clients. Tu devrais penser à entrer dans des compétitions ou postuler quelque part de plus prestigieux, si c'est ta voie." Je plisse légèrement les yeux avant de continuer, comme pour mieux me concentrer. "A moins que ce ne soit pas ta vraie vocation et juste un gagne-pain. Peut-être fais tu partie de ceux qui viennent à Vegas pour profiter des opportunités qu'on ne trouve qu'ici." C'est ma façon détourner de savoir si j'ai pu le croiser autre part, comme le souffle mon intuition. Je me mets de profil, désignant du menton la foule en plein délire. "Ou alors c'est juste un job pour gagner de l'argent que tu dépenses aussitôt dans une bouteille hors de prix dont tu n'as pas vraiment besoin..." Je le regarde maintenant, sourire en coin. "Nan, t'es pas comme ça. Encore moins un fils à papa. Arrête moi si je me trompe, hein, je suis pas psychanalyste non plus..."

Je suis totalement tourné vers le bar maintenant, jouant avec la pique à bonbons, testant la pointe du bout des doigts sans lâcher l'homme du regard. Maintenant que j'ai trouvé une distraction satisfaisante pour la soirée, je ne vais pas le lâcher. Et puis, il faut profiter du répit avant que la foule n'ai de nouveau soif...

Je hausse un sourcil lorsqu'il se moque de moi sans gêne. Je ne connais pas la norme de politesse d'un barman, mais je suis presque certain que se moquer du client est exclu. Ce qui me conforte dans mon idée initiale : je l'aime bien. C'est pas tous les jours qu'on peut se moquer ouvertement d'un groupe de débiles avec un parfait inconnu, qui plus est pendant qu'il sert lesdites débiles.

Je l'écoute, vidant peu à peu mon verre et ne réagissant que par des mimiques allant de l'amusement à l'incompréhension pour finir sur la curiosité. Une fois que je sens qu'il a fini, je lâche un "Et c'est moi qui tergiverse ?" de bonne foi, puis je le regarde boire son verre d'eau sans rien dire pendant un instant, réfléchissant à ces paroles. Et comme prendre le temps de réfléchir n'est pas mon point fort et que le liquide dans mon verre baisse dangereusement, je ne prends pas de pincettes quand j'ouvre la bouche.

"Si je peux être honnête, et je peux parce que j'ai deux cocktails dans le sang et aucune trace de nourriture, tu devrais trouver un truc qui te plaise vraiment. Pas genre juste quelque chose qui paie. C'est pas vraiment sorti comme je voulais que ça sorte, mais je pense pas qu'il soit facile à vexer. Et je remarque au passage que j'ai dit Genre en le pensant vraiment. Faut que je fasse attention à ça, ce serait bête qu'une blague se transforme en tic de langage, surtout celui-là...

Je change de position sur mon tabouret pour m'avancer vers lui, histoire de pouvoir baisser la voix. "Mais tu piques ma curiosité. Qu'est-ce qu'un homme quoi toi peut bien faire à Vegas pour s'amuser s'il ne sort pas beaucoup ?" Je ne sais pas pourquoi je pensais que parler à voix basse était crucial dans ce cas, c'est pas comme si je lui demandais quelque chose de confidentiel non plus. Le côté mystérieux, peut-être ? "Qu'est-ce qui est considéré comme bon par l'inconnu qui travaille en coulisse tout en se moquant de sa clientèle écervelée ?"

J'affiche mon sourire narquois et finis mon cocktail d'une traite. Ok, peut-être que je devrais manger quelque chose, maintenant...

Encore faudrait-il savoir quoi. Hm. Voilà une question que je ne me suis pas posée longtemps... Quelque chose de fun, qui mette mes parents hors de moi et qui me canalise tout en mettant mon hyperactivité et mon audace à contribution. C'était vite réglé, mais je conçois que ce ne soit pas une évidence pour tout le monde. "Bah, faut tester, pour savoir, c'est pas les occasions qui manquent, surtout ici. On pourrait vite te trouver un truc !" Ah, ça y est, j'ai atteint le niveau d’alcoolémie suffisant pour débiter des phrases toutes faites et proposer mon aide à des inconnus. Parfait. Je souris, amusé par mon état, et bascule mon verre avant de me souvenir qu'il est vide.

Il me décrit son quotidien et j'affiche l'espace d'une seconde une moue ennuyée. C'est vrai, c'est casanier, pas trop mon style. Puis, il mentionne le mot clé, celui qui me fait vibrer, et je sens l'étincelle d'intérêt se rallumer dans mes yeux. Je me retiens de lui couper la parole alors qu'il me retourne la question que j'ignore complètement. "Tu joues aux jeux, toi ?" Oui, parce que c'est ça, le mot clé : jeu. "Quel genre ? Je suis... Connaisseur." Je ne pense pas qu'il m'ait reconnu, et de toute façon je m'en fiche un peu. Mais histoire de ne pas passer pour un gros geek obsédé par ses jeux, je me force à commenter sur le reste.

"C'est vrai que je n'imaginais pas ta vie comme ça. Je te voyais arpenter les salles de sport, vu ton physique..." Ah, on est aussi au taux d'alcoolémie où je ne suis même plus subtil sur mon avis. "Et profiter de ce que la vie a à offrir. Je m'attendais au secret ultime pour savoir ce qui est bon. Et pas forcément cher. Mais peinard dans un canapé, c'est très bien aussi." Je feins un air supérieur avant de lui faire un clin d'oeil et de reprendre une attitude plus ouverte. Après tout, chacun ses choix, je ne juge personne !

"Et pour te répondre, non, clairement, c'est pas le genre de soirée auxquelles j'assiste d'habitude. Ca m'arrive, comme tout le monde je pense, mais pas seul, sans raison de faire la fête. Je suis plus du genre à partager de vrais moments avec les gens qui m'entourent." En fait, c'est exactement ce que je fais là, mais bourré. Et avec un parfait inconnu.

"Après, on sait jamais quand une raison de faire la fête peut arriver." Je le regarde avec un peu trop d'insistance, le fêtard en moi s'éveillant à l'idée d'avoir trouvé un potentiel partenaire de soirée, alcool aidant, mais je finis par sourire bêtement, sachant pertinemment qu'il ne s'agit de rien de plus qu'une discussion éphémère entre un barman et son client.

"T'as quoi, comme truc à manger ?" j'ajoute sans transition. Ca y est, on a fait le tour de mes états d'alcoolémie, c'est bon : le philosophe qui aide les gens, le désinhibé et pour finir, le dalleux. Oui parce qu'il faut pas se tromper, si je veux manger, c'est pas pour éponger et dé-saouler. C'est juste parce que j'ai faim...

Je reste silencieux alors qu'il répond à mes questions, d'abord parce qu'entre l'alcool et la musique qui va crescendo, je dois me concentrer pour comprendre ce qu'il dit et je ne peux pas en plus lui répondre sinon c'est foutu. Et ensuite, parce que je réalise petit à petit qu'il n'est pas si différent de moi : certes, je ne dois pas être aussi casanier que lui, mais je comprends ce qu'il veut dire quand il parle de sorties qui vaillent le coup. Ça et les jeux vidéos c'est déjà bien, pour quelqu'un que je connais depuis moins de deux heures.

Mais c'est assez ironique, parce qu'on se retrouve tous les deux dans un endroit qui est aux antipodes de ce qu'on recherche : bruyant, vide de sens, bruyant, sans personne intéressant et bruyant. Surtout bruyant, du coup. Enfin non, je ne suis pas honnête, il y a au moins une personne intéressante ce soir. Je le fixe alors qu'il me passe une carte avant de s'éloigner pour servir un autre client. Il n'a pas le choix d'être là, évidemment, et moi... Moi c'est compliqué. Je ne sais toujours pas pourquoi je suis venu ici, mais maintenant que j'y suis, je suis assez content d'avoir une personne comme lui à qui parler.

Je reporte mon attention sur la carte, émerveillé par le large choix. Je sais qu'il y a des gens pour qui passer une commande prend une éternité, mais je me décide en quelques secondes : un des avantages à marcher à l'instinct, c'est que je ne me pose pas trop de questions. Évidemment, c'est un avantage quand il faut choisir un plat, beaucoup moins quand c'est pour prendre des décisions raisonnées.

Je relève la tête mais mon nouvel ami est encore occupé à l'autre bout du bar. Pas grave, je ne vais pas lui faire signe, j'ai tout mon temps et il a dit qu'il revenait, alors pourquoi le presser ?

Je tapote d'un doigt l'image des cheesy fries sur lesquelles mon estomac s'est arrêté, salivant déjà à l'idée du fromage coulant sur les frites. Du gras, parfait pour éponger l'alcool. Typiquement le genre de chose que je ne mange que quand je suis bourré. C'est dans ce moment d'intense contemplation qu'il choisit de me rappeler.

Je ne comprends pas tout de suite que c'est mon téléphone qui vibre, parce que la musique couvre la sensation, alors quand j'attrape enfin mon portable, je vois juste une notification Appel manqué : Fucktard. Parfait, j'avais absolument zero envie de lui parler. Sauf que non, bien sûr, il faut qu'il me rappelle trente secondes plus tard. Rien que de voir son image de contact m'irrite, alors je fais ce que les gens qui marchent à l'instinct font : je pose le portable sur le bar et le fais glisser loin de moi.

Alors, bourré et énervé, c'est pas un super combo pour contrôler force et trajectoire, du coup mon portable tombe du comptoir et atterri quelque part de l'autre côté, entre deux bouteilles. Oops. Je regarde ma connerie de loin avec une tête de coupable l'espace d'un instant, puis je hausse les épaules, décidant que je m'en contre fous.

Si le barman ne dit rien, je commenderais mes cheesy fries en faisant comme si de rien n'était.

Alors que je suis occupé à feindre l'innocence quant au portable qui se trouve désormais parmi les nombreuses bouteilles du bar, deux hommes se glissent derrière le comptoir, retenant mon attention. Ils ont eux aussi un air coupable, mais contrairement à moi, ils vont devoir rendre des comptes à leur collègue. Je n'arrive pas à comprendre ce qu'ils disent, la musique n'aidant en rien, mais ils ont pas l'air fiers, surtout celui qui fait diversion en rangeant un bar déjà bien tenu. L'altercation ne dure pas longtemps, mais je peux déjà dire que mon barman est celui qui dirige. Il se dégage de lui une aura d'autorité, et quand il lance un regard décidé au blondinet, un frisson me parcoure. Et je sais que ce n'est pas parce que j'ai peur, bien au contraire.

Je n'ai pas le temps de me reprendre une expression neutre qu'il se dirige vers moi en récupérant mon portable au passage. Adieu la présomption d'innocence. Adieu aussi ma capacité à garder mes problèmes pour moi, parce qu'il a apparemment vu que quelque chose me tracassait. Je n'ai absolument pas envie d'en parler, encore moins avec un barman inconnu qui me chauffe sans même s'en rendre compte. Je me contente donc de lâcher un grognement entendu, un de ceux qui sont clair dans leur refus d'engager la conversation.

J'accepte volonté de changer le sujet, surtout pour me concentrer sur de la bouffe : je pourrais presque entendre mon ventre gargouiller si la musique n'était pas aussi forte. Et puis, c'est toujours mieux que son idée de prendre un autre cocktail : je dois absolument me contrôler si je ne veux pas que ça dérape. "Non au cocktail, trop risqué, oui aux cheesy fries !" dis-je en lui montrant le menu, de peur que les décibels couvrent ma commande. Il téléphone à ce que je suppose être le restaurant et contre toute attente, il finit par dire qu'il arrive et se tourne vers ses collègues pour prendre sa pause. Je le regarde, sourcils froncés par l'incompréhension. Merde, s'il me laisse tout seul, j'ai zéro raison de rester...

Puis mon incompréhension se mue en excitation quand il me fait signe de venir avec lui. J'ai un sourire en coin et les yeux qui pétillent sans que je puisse m'en empêcher. Yes, sir. On sort de la salle et je profite du moment de répit qu'offre la différence de volume pour perdre mon expression de puceau excité pour quelque chose de plus respectable et moins désespéré. Je suis peu être désinhibé, mais ce n'est pas une excuse pour traité le gentil monsieur comme un bout de viande. Surtout si je veux continuer d'avoir quelqu'un avec un QI supérieur à 20 à qui parler. "Non, t'as bien fait, même, tu peux bien m'emmener où tu veux..." Mauvaise formulation "...tant qu'on a plus à subir cette musique atroce." Ok, ça passe ? Ca passe.

Il indique la direction du restaurant et je le suis dans le couloir blanc, à l'abri du dédale de machines, tables de poker et autres septuagénaires venus écouler leur retraite dans la ville du vice. "Tu fais souvent, ça ? Partir avec un client pour manger en laissant, ne le prends pas mal, deux incompétents en charge de la salle ? Je dis incompétents parce qu'ils ont pas l'air brillant, je veux pas critiquer tes collègues..." Mon téléphone vibre à nouveau, et c'est sans surprise mon abruti de frère. Je raccroche dans la seconde, espérant que l'homme n'a rien remarqué. Je reprends histoire de faire diversion "Enfin, pour quelqu'un dont barman n'est pas la vocation, t'as quand même l'air bien plus à même de mener la barque qu'eux... En plus de pas te tromper dans les cocktails que tu prépares aux pauvres âmes en perdition échouées à ton comptoir, comme moi."

On arrive au restaurant et je réalise qu'au fur et à mesure du chemin, je me suis beaucoup rapproché de lui, et maintenant que je ne sais pas vraiment ce que je dois faire, je me retrouve presque collé à lui, attenant qu'il prenne les devants. Et la première pensée qui me vient quand je m'en aperçois, c'est que ça ne me déplaît pas du tout, cette proximité.

Il est grand temps que j'avale quelque chose, moi...

Je suis mécaniquement, sans réfléchir, pendant que le barman fait son truc au restaurant. Il salue des personnes que je ne connais pas et nous trouve une place dans la salle relativement vide, au comptoir. Si je ne dis rien, c'est parce qu'on est entré dans la phase de redescente après que j'ai bu : l'énergie retombe, la faim arrive et l'esprit n'est plus capable d'ignorer les problèmes qu'il a tenté d'oublié grâce à de délicieux cocktails. Ca, et aussi parce que j'étais plus occupé à mater le cul de mon ami de fortune, qu'il a bien rebondi. Et quelque fois son entrejambe, mais je pense que j'ai pas une vision très nette, parce que c'était terrifiant, comme proportions. Et terriblement excitant, aussi.

Au final, je me retrouve assis sur un tabouret, à moitié bourré, avec une faim de loup et une libido dangereusement élevée. Un bon mélange pour une soirée réussie.

Je ne me reconnecte que deux fois : quand la serveuse vient nous dire que les assiettes arrivent et c'est tant mieux parce que les odeurs de gras me donnent envie, et quand l'homme m'interpelle. Entre les deux, il se pourrait que je me sois tortillé sur mon siège pour avoir une meilleure vue sur son engin, essayant vainement de valider mes hypothèses sur la taille de sa... "Hein ?" J'arrive à ramener mes yeux à hauteur des siens, soudain conscient qu'il m'a parlé et que rester sans rien dire serait plus que suspect. Surtout si je continue à l'inspecter, pour rester poli. Je bénis mon cerveau qui, malgré un manque de concentration flagrant, réussi tout de même à reconstruire sa phrase et former une réponse. "Oh, oui, euh... Ma vocation... Je..." Ok, former une réponse cohérente et plus rapidement, par contre, ce serait bien mieux.

Une serveuse vole à mon secours en nous apportant nos assiettes, et j'oublie complètement la discussion le temps d'engloutir la moitié de mes frites aux fromages, sans la moindre classe. Je souris bêtement au barman, et tente une explication : "Désolé hein, mais tu me fais boire à jeun, alors y'a des conséquences..." Si je pouvais me frapper sans passer pour un psychopathe...

Je me calme sur les frites, déjà un peu plus maître de moi-même avec du gras dans le sang, et en profite pour revenir sur sa question. "Du coup, ma vocation, c'est de faire ce qui me rend heureux." Je ricane, me moquant de ce que je dis "Ok, c'est nul à chier et super cheesy comme phrase. Je recommence : j'ai besoin de m'évader, je supporte pas l'ennui. Et quoi de mieux que les jeux vidéos ? Du coup, j'en ai fait mon travail. Je suis pro gamer, entre autre ! C'est pour ça que ça m'intéressait, tes soirées seul avec ta télé." Je fais un signe à la serveuse et lui demande à boire. "Tu veux quoi ? Ma tournée, j'ai déjà eu un verre gratuit, faut rééquilibrer le karma !" Je finis de commander et mon téléphone sonne de nouveau. Je l'attrape et cette fois je l'éteints, aucune chance de me déranger maintenant.

Je me tourne vers l'homme, délaissant mon assiette à moitié terminée et trop grasse à mon goût maintenant que l'alcool n'est plus maître de mon cerveau. "Et évidemment, comme tout le monde à Vegas, je suis venu ici pour fuir des problèmes que j'ai pas du tout envie d'affronter, parce que c'est beaucoup plus simple sur le moment, et je noie mon sens des responsabilités dans les jeux d'argent où je vais m'endetter à devoir hypothéquer ma maison avant de rejoindre le bar et profiter des cocktails pour ensuite trouver le chemin du restaurant en compagnie d'un bel inconnu et enfin finir la nuit en faisant des choses peu catholiques que je regretterai demain..." Je le regarde en haussant les sourcils en signe d'autodérision. "Classique, hein ? En vrai, j'ai juste pas le choix d'être ici, mon manager m'a booké pour une soirée privée, mais c'est passé, maintenant j'attends le prochain vol, mais Vegas seul, c'est pas très intéressant, et je connais pas la ville." Les verres arrivent et je fais passer le goût du fromage avec un bon Pepsi. "Hm, la partie où je fuis mes problèmes est partiellement vraie, ceci dit. Et tu restes quand même le bel inconnu du restaurant."

Tiens, il semblerait que je n'ai pas encore pleinement retrouvé le contrôle de mes mots, parfait.

Est-ce qu'il rougit ? Et ce sourire furtif, là, c'est bien ce que je crois ? Mon sourire satisfait se mue en rictus malicieux, et je sais avant d'ouvrir la bouche que c'est le reste d'alcool qui parle plutôt que ma matière grise. "Tu sais pas très bien comment ça marche Photoshop, hein ? T'es beau, t'es beau, on va pas se mentir. Franchement, je suis bien content d'être là avec toi et pas, disons, ma nouvelle meilleure amie écervelée..." Je frissonnerais presque à la mention des groupies, oubliant presque mon compliment pas si subtile. Mais, pour le coup, je crois que même sobre j'aurais sorti la même chose : c'est le genre de trucs qui ne me gêne pas du tout, les compliments. Surtout s'ils sont mérités comme ici et pas juste pour flatter l'ego.

Je l'écoute parler tout en le regardant manger. Parce qu'avec sa timidité flagrante face au compliment, c'est très drôle. Et parce qu'il y a quelque chose de fascinant à voir un homme adulte engloutir une assiette de cheesy fries en quelques minutes tout en enchaînant sur une deuxième, ses doigts experts marqués par le fromage fondu. Rien de malsain, promis juré ! Je pioche distraitement quelques frites refroidis dans mon plat avant de l'abandonner pour de bon et me concentre sur le Pepsi que je finis d'une traite. Je sais ce que je cherche : à défaut de boire de l'alcool parce que c'est ni l'endroit ni le moment, je peux avoir un sugar rush, tout aussi efficace pour moi.

"L'ennui c'est que je suis pas venu ici de mon plein gré, comme d'habitude, mais j'aime bien découvrir les endroits où j'atterris sauf que Vegas, c'est un peu particulier. Faut connaître pour vraiment savoir où aller. Il me faudrait un bon guide, expérimenté..." Je laisse mon regard passer de mon verre vide au barman, sourire en coin. La serveuse passe près de nous et je lui demande si c'est possible d'avoir une bolinette de bonbons. Je reporte mon attention sur le bel inconnu. "Et non, mon vol est pas dans une heure. Je porte une chemise tachée, je suis à moitié saoul, en plein repas en tête à tête avec un inconnu dans un casino à Vegas, absolument pas les bonnes conditions pour prendre l'avion."

Les bonbons arrivent et j'en prends un, acidulé au possible, sans attendre avant de les tendre à mon compagnon de repas avec un air interrogateur. Puis je les pose entre nous avant de reprendre. "Non, vraiment, j'ai tout mon temps, manque plus qu'une âme charitable pour me servir de guide..." Innocemment, je pioche un autre bonbon et à l'instant où je mords dedans, mon visage se contorsionne en une grimace de dégoût : réglisse, mauvaise pioche.

Peut-être que c'est l'alcool. Ou le gras dans mon sang. Ou le sugar rush. Ou un mélange des trois. Probablement un mélange des trois. En tout cas, j'ai la nette impression que mon nouvel ami est un peu lent à la détente. Aussi lent qu'il est sexy. Personne n'est parfait, hein... Pourtant, plus tôt, il m'avait eu l'air assez vif. Et on était dans une pièce remplie d'un mélange de musique trop forte et de client désobligeant alors c'était la difficulté au dessus. Mais maintenant, pouf, chute libre. Je pensais avoir été subtil mais assez direct pour qu'il comprenne le message, sauf qu'il me répond que c'est bien triste que je ne connaisse personne du coin, totalement à côté de la plaque.

Dans la gêne la plus total, je commence à réfléchir à une porte de sortie suffisamment subtile pour me barrer sans le vexer. Quoi que, vu sa réaction, je suis pas sûr qu'il comprenne qu'il manque à toutes mes attentes, là tout de suite. Un gummy bear en bouche, je réfléchis tout en gardant un oeil sur lui quand tout à coup, miracle, je vois l'illumination passer dans ses yeux, se transférer à son sourire pour finalement verbaliser le tout. J'ai très envie de lui rire à la figure gentiment, mais il a finalement pas l'air débile, alors il pourrait se vexer. Peut-être un petit patpat sur la tête ? Non, je suis plus assez bourré.

Et, plein de surprise, il ravive mon intérêt à mentionnant son bar. C'est drôle, pour quelqu'un comme lui, je ne m'attendais pas du tout à ce genre de repaire. Il m'expose ses deux possibilités que j'écoute sagement, pesant le pour et le contre, attrapant un énième bonbon. "Tu m'as eu à manga, c'est bon, je suis partant." Maintenant, reste à savoir quand... C'est Evans qui a planifié le voyage, mais si je me rappelle bien son mail que j'ai possiblement lu en diagonale en soulageant une envie pressante ce matin avant de me poser devant Mean Girls, je suis complètement libre demain. Maintenant, il y a quand même 75% de chance que je me plante complètement...

"Moi, les deux me vont, je suis libre demain." Alors oui, quand je sais pas, je décide que je m'en fous. Je pourrais rallumer mon portable et vérifier mes mails, mais ça implique prendre le risque de voir les 571671013 appels manqués de mon frère et puis surtout, c'est beaucoup trop d'efforts. Au pire, si je me suis gouré, c'est pas très grave, temps que je rate pas l'avion... "Par contre, je te préviens de suite, là je suis en sugar rush complet et..." Ma main se referme sur du vide dans ma bolinette de bonbons que j'ai déjà terminé, un moment d'horreur et de tristesse passant sur mon visage "...et j'ai plus de bonbons, donc y'a de fortes chances pour que je fasse un énorme crash d'ici une heure ou deux... Ou que je reparte en flèche en me gavant de Red Bull. Dans tous les cas, je suis pas responsable de mon état si on décide d'y aller ce soir. Ni du tiens, si t'es complètement crevé parce que t'as veillé trop tard. T'es prévenu."

J'ai envie de redemander la même chose à la serveuse, mais c'est carrément pas raisonnable pour l'instant. "Après, ça peut être fun ! Sinon demain, je serai surement très excité si je dois attendre maintenant que tu m'as vendu cet endroit de folie !" Je reprends mon imitation de connasse fille à papa sur les derniers mots. Je sais pas d'où ça sort, ne me demandez pas. "Oh, et soit dit en passant, je suis ravi d'avoir le privilège de ta visite guidée. Et je vais me considérer comme exceptionnel quand même, parce que je pense que c'était carrément ce que tu voulais dire."

Je lui souris de toutes mes dents et je vais pour reprendre un autre bonbon, uniquement pour rencontrer le reste du bâton de réglisse, la nostalgie des jours meilleurs où j'avais du sucre m'envahissant soudain...

Je le regarde s'en aller après qu'il m'ait donné rendez-vous demain. Parfait. Je sens que l'alcool est bien retombé et la fatigue commence à se faire sentir. Donc c'est tout à fait l'heure de regagner ma chambre et de faire un bon gros dodo. En chemin dans les couloirs de l'hôtel, je me demande ce qu'il a voulu dire par sa dernière remarque, m'arrêtant inconsciemment devant un miroir pour analyser ma tenue : une belle chemise ruinée par la tâche d'alcool en plein milieu, un pantalon en lin et des chaussures noires. Je fais vraiment si habillé que ça ? Moi qui pensais que c'était l'option détendue à Las Vegas...

J'atteins ma porte et glisse la clé dans le lecteur, heureux d'entendre le bip de déverrouillage. En entrant, j'allume par réflexe la télé et je file me doucher, jetant mes affaires au hasard du sol. Je ressors tout frais, l'eau aillant momentanément aiguisé mes sens. Je fais une note mentale pour préparer ma tenue de demain en veillant à éviter la formalité. Mais avant ça, je me cale devant la télé qui diffuse des rediffusion de Desperate Housewives. Je souris en songeant que regarder Bree Van Der Kamp est une très belle façon de finir la soirée. Et...

Et tout d'un coup, le soleil frappe mon visage et je me réveille en sursaut. Meeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerde !!! La télé est toujours allumée, même chaîne, différent programme : la série culte Las Vegas, et je me perds un instant dans le regard de Josh Duhamel avant de céder complètement à la panique. J'attrape mon portable pour regarder l'heure, mais il est toujours éteint, alors je fonce trouver ma montre qui affiche fièrement 10h48. Ok, plus qu'à me préparer en hyper vitesse et filer le rejoindre comme si de rien n'était. Je sais faire, ça, je l'ai fait plein de fois !

J'attrape une tenue au hasard dans ma valise : un sweat à capuche noir et un jogging gris clair que j'enfile sans prendre la peine de mettre de caleçon, pas le temps. J'attrape une paire de chaussette en priant pour qu'elles soient propres et j'enfile une paire de grosses baskets blanches avec des lacets violets que j'ai moi-même remplacés. Je file à la salle de bain prendre une douche déo, me brosser les dents et me coiffer, mais après quelques efforts vain pour dompter mes cheveux, je décide d'enfiler une casquette - celle de mon équipe de pro gamer - à l'envers. Je me regarde un instant dans la glace et, satisfait de mon résultat, je file en claquant la porte.

Pour revenir en courant trois secondes plus tard parce que j'ai oublié mon portable et ma carte bancaire. Toujours plus en retard. Tant qu'à y être, j'en profite pour passer ma montre digitale dernier cri au poignet et cette fois je pars pour de bon. Je dévale les marches de l'escalier et marche comme si j'étais poursuivi par un taureau fou pour atteindre le hall. Inutile de scanner la pièce pour savoir que mon barman n'est pas là : à cette heure de la journée, les gens sont soit dehors, soit en train de décuver quelque part dans une ruelle sombre. Du coup, la panique d'être en retard s'en va pour laisser place à celle bien plus grave de lui avoir posé un lapin sans même le faire exprès.

Haletant, je rallume mon portable pour vérifier l'heure, oubliant totalement la montre à mon poignet, ignore les 7 appels manqués de mon frère et le SMS 'urgent' d'Evans. 11h09. Il a largement eu le temps d'arriver, d'attendre et de repartir... Merde... Je reste planté là, dans le hall, sans trop savoir quoi faire. Est-ce que je reste un peu ? Est-ce que je repars dans ma chambre pour cacher ma honte ? Est-ce que je vais au bar voir s'il traîne pas dans le coin ? Je bascule mon poids d'une jambe à l'autre à mesure que la panique fait place à la nervosité. C'est con, je voulais y aller, moi à ce bar manga... Et puis ça aurait été cool de revoir M. Sexy Ba-

Son 'hey' m'interpelle et je me retourne pour le voir me rejoindre. Il est bien habillé, finalement. Simple, mais chic. Moi à côté, je passe pour un enfant dans un corps d'adulte... C'est pas faux, mais c'est pas une excuse. Je secoue la tête en souriant avant de lui répondre : "Au moins trois minutes, franchement inadmissible." Je lève les yeux au ciel, faussement indigné, quand mon ventre décide de gargouiller aussi fort qu'une baleine en plein chant nuptial. Hum... C'est vrai que j'ai rien avalé depuis hier, moi...

Je continue de parler pour cacher mon embarras devant cette chanson anatomique : "Pas trop dur la fin de soirée ? Ou le réveil ? J'espère que t'as tué personne, pas même ma meilleure amie..." Oui, bravo, quel humour... "Euh, du coup, je te suis ? Je sais pas si on doit prendre les transports, j'ai même pas de titre, je compte sur ton manque d'honnêteté pour m'aider à frauder, ou sur ta bienveillance pour me trouver un billet, au choix. Même si un est plus drôle que l'autre." Je me mets en mode automatique, prêt à le suivre, mais je ne peux pas m'empêcher de regarder sa tenue en grimaçant : c'est pas moi qui vais lui faire de l'ombre, aujourd'hui...

En plus, je viens de m'en apercevoir, j'ai une tâche de... Lait ? Dentifrice ? En plein sur le pec gauche, quelle prestance...

J'ai le sourire aux lèvres quand on sort, ravi de voir qu'il n'était pas uniquement drôle de nuit, dans un bar bruyant, quand j'étais bourré. Ca aurait été vraiment gênant si j'avais dû me coltiner quelqu'un d'ennuyant toute la matinée, mais ça a finalement l'air sur la bonne voie.

Je le suis en direction du trajet en automatique, ou plutôt j'essaie, parce qu'il est parti hyper vite et même si je marche assez vite en général, je n'arrive pas à tenir le rythme. Soyons, clair, je suis hyperactif et je bouge beaucoup, mais là c'est un autre level : je ne sais pas ce qui nous attend dans ce fameux bar, mais il a l'air pressé d'y arriver. Alors je fais du mieux que je peux pour ne pas me faire distancer mais je me surprends à me laisser distraire par la vue que mon retard sur lui m'offre : son postérieur. Je me souviens de ce détail malgré l'alcool hier, c'est un très beau garçon, et le dos est tout aussi agréable à regarder que la face. Malheureusement - ou pas pour mon image, parce que trottiner derrière lui longtemps aurait été lamentable - il se rend compte de son avance et ralenti pour me rejoindre en s'excusant. "T'en fais pas, j'ai faim aussi. Mais des plus petites jambes."

Il me raconte la fin de sa soirée et je ne retiens pas un ricanement moqueur quand il évoque celle qui sera à jamais désignée comme ma meilleure amie. Je m'apprête à commenter que j'aurais aimé être là pour voir la déchéance humaine dans toute sa splendeur, mais il s'écarte soudain et, sans que j'ai le temps de comprendre, il trace vers la station de monorail. Alors pour lui, il suffit de marcher rapidement. Moi, finalement, je vais avoir droit à ma session de jogging improvisée, bien qu'elle soit de courte durée. Tout s'enchaîne très vite et je le suis sans vraiment savoir si j'ai le droit de monter dans le monorail qu'il retient. Je n'ai pas le temps de me questionner, les portes se ferment et je me retrouve dans un équilibre précaire, debout parce que les places assises sont prises à cause du monde.

"Oui, j'ai trouvé un truc à faire : m'endormir devant Desperate Housewives et me réveiller en sursaut pour te rejoindre, presque aussi fou que ta fin de soirée ! Ca explique pourquoi j'ai l'air de mettre habillé avec les vêtements que j'ai trouvé au hasard dans ma valise, mais tu m'en veux pas, hein ?" Je lui offre une moue faussement plaintive et repense à mon titre de transport et me demande s'il a payé. Je m'apprête à lui demander quand nous atteignons la station suivante, qui laisse monter tellement de personne que je me retrouve pressé contre le barman. Je ne sais pas trop à quoi me tenir, et vu le monde, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire parce que je suis compressé au point de tenir debout sans même essayer. Je cherche tout de même quelque chose sur quoi m'appuyer du regard et c'est là que j'ai une autre illumination quand à ma soirée d'hier.

Je me souviens m'être posé une question très importante sans réussir à trouver une réponse sûre à cause de l'alcool. Plus de doute possible maintenant : j'ai les yeux rivés sur la bosse qui déforme son jean et je me sens rougir, partagé entre une gêne extrême et une excitation certaine. Pour couvrir mon embarras, et faute de pouvoir bouger, j'attrape mon portable pour m'offrir une distraction visuelle. Je regarde mes messages, mon regard glissant de temps à autre vers une partie bien précise du barman, et je prie pour qu'il ne remarque pas mon agitation.

Puis je revois le message urgent d'Evans que j'ai royalement ignoré ce matin : Urgent : Ton vol est décalé, tu décolles à 22h, un taxi passe te prendre à 20. Sois prêt. Et arrête de piller le minibar, c'est pas ton argent. Je grimace, mécontent de ce changement de plan, parce que j'avais un peu prévu de passer la journée à découvrir Vegas avec mon guide. Je relève la tête vers lui, sourcils froncés et je vais lui partager le fâcheux contre temps quand le wagon se vide d'un coup et je réalise que nous sommes à un arrêt.

Du coin de l'oeil, j'aperçois aussi des contrôleurs qui montent et l'instinct prend le dessus : je prends mon barman par la main et le tire hors du monorail juste avant que les portes ne se referment. Je le regarde, surpris par mon comportement probablement autant que lui, et tente une explication. "J'ai pas de titre, j'ai vu les contrôleurs arriver et je..." Je sais que quelque chose ne va pas alors que je m'entends parler et je prends un air blasé. "T'as payé pour deux, c'est ça ?" Devant ma connerie, je ne peux que rire de bon coeur. "Désolé... Les autorités ça m'angoisse..." que j'arrive à dire entre deux rires. "Mais merci, du coup..."

Je scanne les alentours, toujours à moitié mort de rire. "Bon, bin j'espère que c'est plus très loin ?" Je le fixe en souriant bêtement pour tenter de l'attendrir histoire qu'il ne soit pas trop en colère et combat une partie de moi qui me somme de baisser le regard vers une zone plus au Sud.