Some peopleLorsque la porte de l’ascenseur s’ouvre je clopine en maudissant la règle qui interdit de manger hors de la zone de repas … ou de dormir hors de son logement. Parce que sans l’une de ces règles à la con, j’aurais pu juste me poser dans un coin de cette fichue ruche et ne plus en bouger en attendant que ma jambe soit utilisable. Enfin pas la jambe du milieu, hein, celle-là elle se porte aussi bien que d’habitude, dieu merci. Ma jambe gauche par contre avait souffert du tremblement de terre qui avait eu lieu quelques jours plus tôt. Et par souffert je veux dire qu’elle a été cassée. Probablement le tibia, même si j’en suis pas totalement certain. Déjà parce que je ne suis pas médecin – me semble pas, même si encore une fois, j’en sais foutrement rien à cause de mon amnésie commune aux autres personnes vivants dans cette asile – ensuite parce qu’on avait aucun matériel médical, donc pas moyen de faire une radio pour vérifier. Dommage, j’aurais bien aimé pouvoir confirmé qu’on a bien réussi à réaligné les deux parties de mon os correctement. Et puis si on avait eu ce qu’il faut j’aurais pu avoir un plâtre plutôt qu’une attelle de fortune. Et mieux, des béquilles en bonne et due forme, au lieu de devoir me tenir au mur. Certes j’ai bien vu un infirme passé avec une canne mais apparemment ce petit chanceux est arrivé avec. j’aurais pu la lui volé, mais j’aurais pas vraiment pu cacher le larcin. Du coup je dois mi-sautillant, mi-rasant les murs, me traîner à travers la ruche. Autant dire que mon humour a viré au noir ces derniers temps même si je fais des efforts pour avoir l’air aussi enjoué que d’habitude. Il faut avoir l’air fort quand on est faible et avoir l’air faible quand on est fort. Il me semble que c’est une citation de l’
Art de la Guerre. Quant à savoir où j’ai appris ça, mystère, encore une fois.
Lorsque l’ascenseur me dépose en bas, je prends une grande inspiration, et me met à avancer, en serrant les dents à chaque fois que je dois m’appuyer sur ma jambe gauche, sautant à cloche-pied parfois pour éviter de le faire. J’ai l’impression de prendre une éternité pour arriver dans le zone repas, au milieu de l’aire commune, là où il n’y aucun fichu mur où m’accrocher. Mon calvaire prend fin quand j’arrive à me rattraper à l’une des machines distributrices. Les gens qui pourraient éventuellement être en train de faire la queue ? Rien à foutre. Après avoir mis mon bracelet dans l’encoche et récupéré mon plateau, je clopine en m’accrochant à tout ce que je trouve – chaise, table, personnes – jusqu’à une place libre que je trouve. Sans même me soucier de qui pourrait bien être installé à la table, je m’installe, un soupir de soulagement s’échappant de mes lèvres. C’est officiel, je bouge plus de cette place jusqu’à ce soir. Ma vessie va devoir se démmerder pour tenir le reste de la journée. Ou alors j’irai pisser dans un des pots de fleurs. Bref, pas moyen que je me trainasse à travers la ruche comme ça sans y etre de nouveau obligé. Finalement je relève la tête de mon plateau – fruits secs, œufs, jus de fruits, yaourt nature, et de la brioche – pour regarder mon compagnon de table, qui semble au bout de sa vie. Sans doute à cause de l’état de son bras, coincé dans une attelle semblable à celle qui contient ma jambe, et je ressens un élan inattendu de compassion. Levant mon verre de jus, je dis, un peu théâtralement en regardant le brun :
« A la ruche et aux emmerdes qui auront notre fin sans quoi sache comment ou pourquoi. ». Alors que je le détaille un peu plus, mon esprit se met à tirailler, sans que je sache très bien pourquoi. Comme s’il voulait me dire quelque chose au sujet de l’autre. Sauf que mon cerveau est loin d’être clair, et la douleur dans ma jambe est loin de me rendre plus réceptif. J’abandonne donc l’idée de comprendre et avale une gorgée de mon jus.