Un pas. Puis un autre. Puis encore un autre.  Avancer, jamais reculer, tu m’entends …

314 fixe devant elle, dans un arrêt. C’est qu’elle n’a pas l’air fin comme ça, fausse funambule aux bras écartés, en équilibre sur un fil imaginaire, amusée. Elle n’est là que depuis quelques choses et déjà, elle a sur glaner quelques informations. Déjà, Gertrude ne s’appelle pas vraiment Gertrude. Elle s’appelle Aleksa. Ca explique pourquoi elle ne répond pas à ses sollicitations. En même temps, Gertrude, ça lui va beaucoup mieux. Donc ce sera Gertrude pour le tout-venant et Aleksa quand elle a vraiment une question capitale auquel elle n’arrive pas à répondre. En même temps, elle a une méfiance quelque part en elle de l’informatique en général. Donc un hologramme relié à une montre qui sait donner l’heure mais pas la date, ça a de quoi se méfier.

L’informatique, c’est traitre. Une machine est le résultat de son programmeur, sauf qu’il se cache derrière un truc sans âme.

Aujourd’hui, 314 a pris une grande décision. En observant ses pairs depuis plusieurs jours, elle a déduit qu’il était possiblement visiblement de consulter librement les livres des immenses bibliothèques, sans avoir à justifier quoi que ce ne soit à personne. Bon, en vrai, Aleksa aurait très bien pu lui fournir cette information mais comme mentionné plus haut par le voix aux phrases toutes faites qui se balade dans sa mémoire très vide, comme quelque chose appris par cœur , comme une poésie qui revient par bribe mais avec une fonction utilitaire. Au moins, c’est original. Note pour plus tard, demander mine de rien si ça ne le fait qu’à elle, la voix de vieux sage qui sort des citations dictons/proverbes plutôt raccord avec le contexte ou si c’est juste elle. De la ruche, elle n’a pour l’instant fait usage que du coin réfectoire et du matériel d’art. Alors, ce matin, la rousse dévie sa route, ne prenant pas place comme d’habitude dans un coin pour observer et dessiner mais se plantant devant une des massives bibliothèques.

Agilement, elle s’accroupit, sort un à un les livres de l’étagère, survolant leur quatrième de couverture. Autour d’elle s’empilent livre d’arts et monographies, si bien qu’au bout d’un moment, elle peut s’en servir comme siège. Elle ouvre de temps à autres certaines, s’entourant d’un bazar de papier et de reproduction colorées. Finalement son dévolu se jette sur un livre étrange. Il est … vide ? Que fais un livre vide dans une bibliothèque. C’est à croire que quelqu’un a oublié de l’écrire ce fichu bouquin. 314 souffle sur sa couverture pour espérer voir apparaitre quelque chose, sans succès. Elle lève un sourcil circonspect, assise en tailleurs sur ses piles de livres imposants quand soudain, un pied maladroit s’approche dangereusement d’une monographie traitant des peintres flamands

« Attention, tu vas écraser Jérôme Bosch et vraiment, il n’a rien fait pour mériter cela, je te le promets.  Ses peintures sont chouettes en plus.»

Elle offre un grand sourire avenant à cette personne qui se tient devant elle.

« Imagine, tu l’écrase et il devient comme ce bouquin »

Elle montre le livre vierge.

« C’est peut-être ce qui lui est arrivé. Tu en penses quoi ? »

314 détaille avec intérêt celle qui se trouve devant elle. Il faut dire qu’elle n’a pas eu beaucoup l’occasion de faire connaissance avec ses congénères dernièrement. Observer s’était avéré beaucoup plus important et pour cela, elle avait eu besoin de s’extraire, virtuellement certes, de la population de la Ruche pour obtenir un poste d’observateur. Et puis, disons que sa première rencontre avait été … intéressante ? Suffisamment pour découvrir qu’elle avait une voix dans sa tête qui se déclenchait à cause de certains mots clés et qui semblaient ne s’exprimer qu’en recommandation, ordre ou maxime. Alors, une petite recherche précédente dans les livres, rayons science et psychologie avait permis de déterminer que non, entendre une voix dans sa tête n’était pas normale et pouvait être dû à plusieurs choses dont des maladies psychiques et mentales avec des noms compliqués. Par « chance », ces maladies se manifestaient avec d’autres symptômes que, jusqu’ici, elle n’avait pas. Il y avait donc une chance que ce ne soit pas ça. D’accord, mais si ce n’est pas ça, c’est quoi. D’ailleurs, la voix avait été plutôt calme jusqu’ici, si on oublie l’accession sur l’informatique …

L’informatique, c’est traitre. Une machine est …

… D’accord, donc, en plus, elle a fonction perroquet, elle pourrait faire club avec Alexa que ça n’étonnerait personne. D’ailleurs, il faudrait lui donner un nom, histoire de ne pas faire de jalouse. Quelque chose qui aille bien avec Gertrude. Génial. 314 cligne des yeux, secoue la tête comme pour s’ébrouer.

« Il peint l’enfer du Moyen Age et ses créatures chimères, étranges, caricature discrète parce que c’est dangereux, en 1475, de critique les puissants. »

Elle grimace parce que la voix a entendu puissants et que visiblement, puissant, le mot et ce qu’il représente, elle aime pas DU TOUT. 314 se mords la lèvre, tente de se reconcentrer sur la jeune femme qui tient bien face à elle, espérant que la voix aille se faire voir chez les grec et oublie ce pourquoi elle s’est mise à grogner. Viens la question. 314 semble surprises, ses yeux s’écarquillent. Elle pensait que c’était évident. Elle n’est pas en train de construire un igloo (quoi que, en livre) ou de tenir un stand de crêpe (pas sûre qu’elle soit bonne, aux reliures en cuir et en pages).

« Bah. Je lis ? »

Oui, c’est maintenant le cas, parce qu’elle s’est laissée happé par les livres alors que de base, l’idée était de faire un inventaire de ces fameux livres vides. On ne sait pas qui est qui, ici, alors autant garder cette idée de lecture impromptue et étrange comme excuse.

« Et trouver des livres vide m’embête. Je ne pourrais pas me targuer d’avoir lu tout ceux de cette bibliothèque si certains sont vides de mots. Qui pourrait lire des livres vides ? »

Elle claque de la langue et se redresse, les mains dans son dos, lutinant devant son interlocutrice.

« Tu devrais me remercier. Maintenant, tu sais qu’avant, tu n’étais pas Historienne de l’art. Tout Historien de l’Art qui se respecte connait Jérôme Bosch. Comme tous les musiciens connaissent Bach ou Boulez. Mais c’est un double tranchant. Tu peux connaitre Bach et Boulez tout en étant pas musicien ou Jérôme Bosch sans être Historien de l’Art. »